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ces complications et rendue à la liberté par la déclaration qui a clos la campagne diplomatique de l’an dernier, elle est elle-même livrée à des tentations ou à des influences contraires. Bien des causes au fond peuvent lui faire désirer la paix. D’abord elle n’est pas aussi bien préparée qu’on pourrait le croire, et en cédant, elle aussi, à cette émulation d’armement qui a saisi l’Europe, elle n’en est pas moins en retard. Ses finances sont loin de pouvoir supporter le poids d’une grande entreprise, la famine est dans ses provinces, et l’empire en est encore à se débattre dans les embarras de sa transformation intérieure ; mais d’un autre côté dans cette situation même il y a je ne sais quel stimulant qui pousse la politique moscovite à se jeter dans les diversions extérieures. La Russie est dominée et entraînée par cette exaltation d’opinion qui s’est produite depuis quelques années, par cette idée démesurée qu’elle s’est faite de son rôle de puissance destinée à devenir la tête du monde slave et orthodoxe. De là les fluctuations de cette politique qui depuis quelques mois seulement a passé par des phases successives de velléités belliqueuses ou pacifiques.

La question pour la Russie, avant de se lancer définitivement dans les affaires d’Orient, serait de savoir si elle peut compter sur une alliance. Malgré des rapprochemens passagers et des caresses de circonstance qui ne sont pas de la politique, celle de la France est assurément impossible. Je ne dis pas seulement que la Pologne sépare les deux puissances ; mais entre la Russie et la France il ne peut y avoir qu’une alliance de Tilsitt, c’est-à-dire une alliance disposant du monde, contraire à tous les intérêts libéraux, menaçante pour toutes les sécurités, et destinée à provoquer la coalition de toutes les politiques. Est-ce sur la Prusse que la Russie peut compter ? Sans doute il y a depuis longtemps entre les deux états des habitudes d’intimité qui sont même devenues depuis quelques années un échange très efficace de services. La neutralité russe en 1866 a été le prix du concours prussien de 1863 ; mais à mesure que la Prusse devient l’Allemagne, elle peut s’apercevoir qu’un agrandissement démesuré de la Russie devient une menace pour la race germanique elle-même. Et en définitive c’est peut-être dans ces impossibilités ou ces difficultés que l’Europe trouve sa force la plus réelle, sa garantie la plus sérieuse contre une ambition qu’elle doit regarder en face sans la craindre, comme aussi sans la traiter légèrement, parce qu’elle marche après tout à la tête de soixante-dix millions d’hommes, et qu’elle dispose du levier le plus puissant en ce monde, le fanatisme religieux et national.

Charles de Mazade.