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travail servile une fois tourné en habitude, plus on admire, plus on imite. C’est ainsi que critiques et poètes, ceux-ci pour gagner ceux-là, se sont jetés sur les grands artistes du siècle d’Elisabeth et sur ceux du nôtre qui les avaient devancés dans cet enthousiasme, surtout Keats et Shelley, maintenant étudiés, commentés à l’égal des maîtres du Parnasse anglais. Longtemps le grand public avait négligé, presque ignoré ces deux noms : l’un et l’autre n’étaient de bons poètes que pour les poètes; mais peu à peu le nombre des initiés s’est accru, les connaisseurs, qui étaient d’abord des groupes, sont devenus des multitudes. Le secret de Keats, celui de Shelley, appartiennent désormais, à tout le monde.. On les imite, on enchérit encore sur eux, et voilà l’origine de la maladie. C’est ainsi qu’aboutissent tous les raffinemens. L’art jeune et vigoureux jouit de la nature sans en abuser; l’art vieilli se nourrit d’une chaleur factice : enveloppé de flanelle, il rêve une nouvelle jeunesse. Aujourd’hui les spasmodiques outrés se sont retirés de la scène; les uns ont disparu, les autres se recueillent et vivent sans doute de régime, quelques-uns, s’exécutant courageusement, se sont rabattus sur la prose. Cependant le mal est-il guéri ?

Les deux grands poètes que je viens de nommer sont toujours les maîtres préférés. A qui la génération actuelle doit-elle ces épopées transcendantes où sont agités les problèmes de la vie humaine et les questions sociales, si ce n’est à Shelley ? A qui ces harmonieuses rêveries sur la nature, ces variations musicales sur l’oiseau qui chante, sur la feuille qui tombe, sur le rayon qui brille, si ce n’est à Keats? L’empire que ces deux riches imaginations ont possédé et possèdent encore sur l’esprit anglais était un fait inévitable. Elles ont combattu de la manière la plus efficace la prétention de la science et de l’industrie à envahir tout le domaine de la pensée, l’une en revendiquant les droits de la poésie et proclamant la mission du poète, l’autre en réveillant le sentiment du beau et prouvant l’art comme le philosophe antique, en marchant, prouvait le mouvement. Il ne faut donc pas s’étonner que Shelley et Keats soient comme les deux pôles de la poésie anglaise contemporaine. Nul ne songe à les détrôner; en les supprimant, si cela était possible, on ne laisserait que le vide ; en exalter un au détriment de l’autre ne serait pas plus heureux : ils se font équilibre et contre-poids.

L’exemple de Shelley a pu égarer plus d’un écrivain; cependant le goût public n’a pas fait fausse route en le choisissant pour modèle. Deux choses surtout nous frappent dans ce poète, dont la portée s’est révélée si lentement qu’elle ne nous semble pas toujours bien comprise : d’un côté son scepticisme en tout ce qui n’est pas le beau, de l’autre sa foi profonde et presque religieuse dans la