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la conquête. La civilisation apportée à l’Irlande par un apôtre et non par un conquérant, chrétienne sans être romaine et fondée sur un état social encore barbare, ne fut pas assez forte pour subjuguer les envahisseurs, comme il était arrivé quelques siècles plus tôt en Espagne et dans la Gaule, et cependant l’Irlande, par sa culture, sa morale, sa religion, était trop supérieure à ses nouveaux maîtres pour disparaître devant eux[1]. Dès lors les deux races établies sur le même sol s’engagent dans des voies divergentes. A côté des rudes conquérans venus de l’île voisine avec leurs mœurs féodales, les populations celtiques conservent les traditions de leur civilisation nationale. Cette civilisation douce et tenace pouvait bien prendre pour emblème l’île célèbre d’Imisfallen, qui fut longtemps son sanctuaire. Là, sous des ombrages toujours verts, entourés et protégés par les eaux limpides du beau lac de Killarney, étrangers aux luttes qui souvent en ensanglantaient les rives, de savans religieux avaient pendant plusieurs siècles compilé l’histoire de leur patrie et conservé un foyer de science dont la lumière rayonnait sur tout l’Occident chrétien. Et plus tard, lorsque les vainqueurs eurent renversé ce vénérable monastère, le souvenir pieux des habitans l’entoura de tristes et poétiques légendes qui se sont religieusement conservées jusqu’à nos jours.

Les voies de fait sans cesse croissantes des seigneurs anglais et de leurs vassaux cimentèrent par le sang l’hostilité des deux races. Cependant cette hostilité ne devient irrévocable que le jour où elle se complique de la grande question religieuse qui divisa l’Europe au XVIe siècle. Henri VIII veut convertir à sa nouvelle religion ses sujets irlandais. Il y apporte la violence de son tempérament et les procédés de gouvernement déjà depuis longtemps appliqués aux Irlandais. Il ne réussit qu’à raffermir ceux-ci dans la foi de leurs pères et à confondre chez eux en un même sentiment la religion et le patriotisme. D’ailleurs, sous cette forme nouvelle, les passions politiques, les haines de races, restent les mêmes. Ainsi chez les Anglais la persécution n’a même pas la triste excuse du fanatisme, la différence de religion n’est qu’un moyen plus facile de distinguer les vaincus et un prétexte pour les frapper plus durement. Chez les Irlandais, la foi est avant tout un symbole national : elle ne les empêchera pas plus tard, en 1798, d’accueillir nos soldats républicains comme des libérateurs; mais elle leur fait voir dans l’exercice du culte catholique une protestation contre la force oppressive, et chercher des chefs politiques dans le clergé, qui en est la première

  1. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1865 l’article de M. Jules de Lasteyrie sur le Senchus-Mor et les origines du fenianisme.