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littéraire, à reconnaître ou à deviner le beau, Thorvaldsen savait en outre dans le commerce de la vie avoir égard aux circonstances et louvoyer entre les difficultés. Suit-il de là que cette bonhomie dont nous avons parlé ne fût chez lui qu’un déguisement, et cette simplicité de mœurs qu’un calcul ? La méprise serait grande de prétendre expliquer uniquement par les ruses d’une pensée politique ce qui était aussi et surtout le fait d’un caractère accommodant, d’un naturel pacifique jusqu’à la paresse. Contraste singulier en effet, malgré son activité apparente et sa fécondité, Thorvaldsen en réalité se complaisait dans des habitudes de repos intellectuel, dans un système de tranquillité à tout prix dont l’uniformité de ses ouvrages n’est pas seule à fournir les preuves. Matériellement laborieux, il s’est contenté le plus souvent de substituer une tâche à une autre sans pour cela rechercher le progrès, sans élever le niveau de ses ambitions ni essayer d’en renouveler le principe. Même insuffisance de passion ou de volonté dans les actes de sa vie intime, même inclination à s’épargner l’effort, à se dérober à la lutte pour se cantonner dans le calme et en savourer les douceurs.

Thorvaldsen, il faut bien l’avouer, pousse loin quelquefois cet art d’arranger les choses en désintéressant son cœur, ce besoin de s’établir commodément, même en amour, ou d’opérer, le cas échéant, une retraite prudente : témoin sa longue liaison avec une femme de chambre romaine qui, une fois installée chez lui, n’en devient pas moins l’épouse, légitime d’un autre, sans rompre les liens qui l’attachaient au sculpteur ; témoin encore la singulière résignation, pour ne rien dire de plus, avec laquelle il sacrifie à un nouvel amour certain projet de mariage avec une jeune Anglaise dont il avait recherché et obtenu l’affection. Partout, à son foyer comme dans les murs de son atelier, qu’il ait à prendre un parti, à exprimer une opinion ou à faire acte d’artiste, Thorvaldsen garde un imperturbable sang-froid et se met le moins qu’il peut en frais de zèle. N’attendez de lui ni ces enthousiasmes soudains ni ces généreuses colères qui alimenteront jusqu’au dernier jour les forces et le talent de M. Ingres : il n’est pas homme à vivre de ce régime. S’il fallait chercher dans notre école contemporaine l’exemple d’une réserve analogue et de pareils ménagemens envers soi, ce serait plutôt, malgré la différence des habitudes extérieures, au peintre Gérard qu’il semblerait permis de songer. Le sculpteur du Triomphe d’Alexandre et le peintre de la Psyché auraient pu, — leurs premiers ouvrages en font foi, — exercer sur l’art de leur temps une influence oVautant plus utile qu’ils étaient naturellement mieux en mesure de traduire et d’enseigner le beau ; ils ont préféré l’un et l’autre multiplier au jour le jour les faciles témoignages de leur