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prises pour convertir l’opinion en faussant la publicité à l’aide des congrégations et de la censure, après avoir opposé système à système, la théorie de la conservation à la théorie de la révolution, et trouvé pour soutenir la première, confondre l’esprit moderne, ramener les intelligences déviées, des hommes d’un mérite rare, les Bonald, les Lamennais, les de Maistre, auxquels j’ajouterai Gentz lui-même, ceux qui avaient formé ce plan l’ont vu s’anéantir en un jour. Tout d’un coup et en plusieurs lieux à la fois la révolution, réduite au silence, a reparu vivante et revendiqué ses conquêtes légitimes. Trente-huit ans écoulés ont-ils rendu quelque valeur à ces théories si soudainement déjouées ?

Gentz est un malade au milieu d’une époque malade. Les maux dont il accuse la révolution d’être l’auteur et dont il cherche le remède, l’obscurcissement du sens moral, la disproportion des ambitions avec la puissance et le mérite, la passion remplaçant les convictions défaillantes, les mondanités corruptrices du caractère et du talent, il les reconnaissait en lui-même. Sous ce rapport, les Gentz sont de tous les temps. Il y a toujours des hommes qui se perdent par les dons qu’ils ont reçus ; quand l’intelligence est un bien lucratif, il en est beaucoup qui ne résistent pas à la tentation de la mettre au service de qui paie le mieux. Le nombre de ceux-là s’accroît naturellement dans les temps de divisions politiques, il n’en manque pas aujourd’hui ; mais, parmi ces victimes de la faiblesse morale unie au talent, il en est peu d’aussi intéressantes que Gentz, parce qu’il en est peu d’une valeur comparable à la sienne, et surtout parce que dans sa chute la plus profonde il garde comme le souvenir d’un ordre meilleur vers lequel il se tourne avec regret. Ce type du viveur politique n’a jamais entièrement perdu de vue les hauts intérêts dont les natures généreuses restent constamment préoccupées.


I

Il ne paraît pas que cet esprit si remarquable dans la suite par sa promptitude et son éclat ait donné le moindre signe de précocité, et que sa famille ait beaucoup attendu de lui pendant sa première jeunesse. Né le 8 septembre 1764 à Breslau, Gentz était encore enfant lorsque son père fut appelé à la place de directeur des monnaies à Berlin. Il tenait par sa mère à la famille d’un ministre de l’église française réformée de Berlin, et se trouvait parent de Frédéric Ancillon, l’auteur du Tableau des révolutions du système politique de l’Europe, mort en 1837 secrétaire d’état des affaires étrangères. Peut-être dut-il à cette circonstance de se familiariser de bonne heure avec la langue française, qu’il parvint à écrire, ainsi que