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la constitution des États-Unis, il voit dans cette libre contrée « le refuge ouvert à tous les malheureux et à tous les persécutés en Europe, l’espoir des amis de l’humanité, qui sait ? l’école où les races vieillissantes de notre hémisphère devront peut-être aller puiser la sagesse et une vigueur nouvelle. » On était loin alors du jour où, pendant le congrès de Vienne, l’éloge du gouvernement des États-Unis et le tableau des merveilles de la liberté fait à sa table en présence d’un certain nombre de diplomates par un Allemand qui revenait d’Amérique le scandalisait comme une sorte d’attentat et était reçu avec un silence de consternation. On serait tenté de regarder le libéralisme de Gentz comme un écart passager, tant il tranche avec les idées qu’il soutient avant et après, s’il n’avait hasardé vers la même époque une démarche qu’on ne saurait imputer raisonnablement à l’irréflexion.

Le 16 novembre 1797, le roi Frédéric-Guillaume II mourait après un de ces règnes énervans dont on ne mesure les ravages, quelquefois mortels, que lorsqu’ils ont cessé : accablant à l’intérieur, débile au dehors, il s’était fait supporter en voilant l’avilissement général sous les facilités de la vie, en se prêtant à toutes les corruptions, en ouvrant une vaste carrière à toutes les avidités et à toutes les intrigues. Un nouveau régime est une occasion naturelle d’espérer moins d’abus et plus de dignité ; on se plaisait d’ailleurs à attribuer au prince de nobles intentions. Un soir donc le nouveau roi trouva sur sa table un imprimé portant pour titre : Lettre humblement présentée à sa majesté royale Frédéric-Guillaume III par son dévoué sujet F. de Gentz, Les différentes branches du gouvernement y étaient passées en revue, et les réformes qu’elles réclamaient indiquées modestement sous forme d’espérances ; l’auteur y prenait la licence de recommander une prudente neutralité dans la politique extérieure, et d’appuyer avec une insistance particulière sur la nécessité de laisser la presse libre, les lois faites contre elle étant à la fois inefficaces et révoltantes, et le seul remède au mal qu’elle peut produire ne pouvant se trouver que dans la liberté même. Tout cela n’était assurément pas très nouveau, même en Prusse ; mais une incontestable nouveauté, c’était de voir un petit employé s’ériger en conseiller officieux, empiéter de son autorité privée sur le domaine sacré de la volonté royale. Le rôle que Gentz avait longtemps joué de champion de l’ordre contre la révolution pouvait excuser jusqu’à un certain point cette hardiesse ; mais dans un pays de fonctionnaires comme celui de Frédéric II la première loi est que nul ne sorte de sa fonction. Quoiqu’il pût se croire secrètement approuvé du public, sa témérité fit scandale, et le roi, qui n’aimait ni les libertins ni les indiscrets, prit la chose en assez mauvaise part. L’accueil fut tel que l’auteur de la lettre dut rentrer en