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sacrifier de sa pensée présente, on se trouve avoir, par imprévoyance, engagé sa conviction future. Accueilli en favori, le temps vient quelquefois où l’on se voit traité en parasite, puis en salarié, ou bien, si l’on échappe par les égards de ceux qu’on sert à cette humiliation, on ne se soustrait pas au joug des besoins qui vous rendent l’esclave du seul parti qui peut les satisfaire.

Gentz avait les goûts délicats et aristocratiques ; c’était une de ces natures éternellement puériles qui ne peuvent se passer de jouets même dans la vieillesse, et qui veulent à tout prix l’argent, le luxe, l’élégance, les satisfactions de vanité. « Flattez-moi, écrit-il à une de ses correspondantes, car vous savez que je suis le plus flattable des hommes. » Son talent, sa bonne mine, l’éclat de sa conversation, sa préférence pour le commerce des femmes, lui avaient facilement ouvert l’accès des plus brillantes sociétés de Berlin. Il comptait parmi les plus assidus dans quelques riches maisons juives où des femmes qui ont joué dans la littérature du temps un certain rôle réunissaient le monde des gens de lettres et des artistes ; c’était Mme Dorothée Veit, une des filles de Moïse Mendelssohn, Mme Henriette Herz, dont la beauté attirait les hommages, l’illustre Rahel Levin, à qui dès ce temps on déférait le nom de femme de génie, toutes personnes très cultivées et très philosophes autour desquelles on se livrait à un marivaudage passablement extravagant, plus raffiné dans sa lourdeur allemande, plus dangereux dans son exaltation poétique que celui qui était à la mode en France. Comme champion zélé de la bonne cause, Gentz avait été présenté à la reine, il vivait avec plusieurs des princes dans une sorte de familiarité, il était régulièrement invité chez la princesse Louise et chez le duc de Brunswick. A titre d’utilité politique, il était reçu dans les salons diplomatiques et ministériels, chez M. de Haugwitz, chez le marquis Lucchesini ; il était en relations particulièrement étroites avec le comte de Stadion, ambassadeur d’Autriche, avec Thomas Grenville et avec lord Carysford, envoyé d’Angleterre. Il n’avait pas une cervelle à résister à l’enivrement de ces habitudes, et ses petits appointemens de conseiller au ministère de la guerre lui suffisaient difficilement, même avec le produit de ses travaux énormes et avec les libéralités autrichiennes ou anglaises, à tenir son rang dans un pareil monde. Les notes de son journal nous révèlent une partie des embarras et des misères de cette existence désordonnée. Courant de fête en fête, fréquentant les coulisses des théâtres, passant les nuits au jeu dans les ambassades, prompt à s’enflammer, il ne l’est pas moins, dès que la gêne arrive, à prendre de bonnes résolutions. Il fait un voyage à Weimar, et ce qui l’occupe, ce n’est pas Goethe, Wieland, Schiller, Herder, qu’il traite fort légèrement, les trouvant guindés et même