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de s’unir. La préface des Fragmens est parmi les écrits de Gentz un morceau capital, d’un lyrisme que le tragique de la situation justifie, et dont Gentz se souvenait plus tard avec étonnement comme une ombre qui se souviendrait de la vie. Il appelle, il prédit un vengeur, et veut qu’on lui prépare le succès. C’est beaucoup assurément d’échapper à la fascination que « l’homme extraordinaire » exerçait alors sur presque tout le monde et même sur des esprits comme Goethe et Hegel. Toutefois cet appel exclusif « aux purs et aux forts, » cet espoir unique en un sauveur qui surgira de leur sein, ne sont pas d’une intelligence vraiment politique. Voyez le baron de Stein : lui aussi se propose d’abord de ranimer l’énergie morale des classes influentes ; mais il a un but précis, il entend arriver promptement à l’action, il veut sauver la nation par la nation et demande des mesures libérales pour lui rendre le sentiment de sa dignité et de sa force. Les exhortations de Gentz s’adressent uniquement à quelques lettrés délicats, et procèdent d’un orgueil, assez ordinaire parmi eux, qui ferait volontiers du sentiment des malheurs publics une distinction aristocratique. On se flatte que le regret des biens perdus, la liberté, l’indépendance, s’est retiré dans quelques âmes choisies, parmi lesquelles on se range ; une mélancolie dont on se sait bon gré comme d’une vertu forme le lien secret d’une société d’élite qui, des hauteurs qu’elle habite, verse à flots sur la multitude servile ses dédains et sa pitié ; elle n’attend le salut que d’elle-même, bien persuadée qu’un ou deux justes suffiront toujours pour sauver Ninive. « Nous sommes le sel de la terre, » écrit Gentz, et les amis auxquels il adresse ces paroles étaient les romantiques du temps, les Schlegel, les Ruhle de Lilienstern, les Adam Mülier, natures chimériques, vaniteuses et oisives, qui, devant les ruines de l’Allemagne d’alors, se contentaient de rêver les splendeurs de l’Allemagne du moyen âge, et, pour s’en rapprocher davantage, choyaient dans tous leurs discours ou même finissaient par embrasser le catholicisme. « Si j’avais le bonheur d’être catholique,… » écrit Gentz lui-même. Une seule chose le distingue de ces romantiques, pour qui dans tous les temps la politique n’est qu’une spéculation, un spectacle, un simple thème littéraire, c’est que pour lui le jeu est « horriblement sérieux. » Du reste il ne se soucie pas plus qu’eux d’un mouvement national, il n’en attend rien, et il s’en tient à des théories vagues, presque mystiques, qui, pour son malheur, devaient grandement influer sur la restauration, mais dont On ne voit guère l’efficacité dans l’affranchissement de la patrie.

Si Gentz n’avait rien de ce qu’il faut pour concevoir un plan d’action nationale, il était passé maître en fait de combinaisons diplomatiques, d’arrangemens sur le papier. En 1806, lorsque la Prusse