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Allemagne toute vie politique et y surveiller de près la vie intellectuelle. L’Autriche est l’âme de cette réaction effarée, et Metternich, qui la gouverne, n’a pas d’interprète plus exact, d’inspirateur plus intime que F. de Gentz.

Comment Gentz a-t-il retrouvé l’activité, comment est-il sorti du marasme où nous l’avons vu tombé ? Par la peur. Sous l’empire de ce sentiment, il recule de position en position jusqu’aux conceptions les plus irréalisables ; lui dont le bon sens et le scepticisme avaient résisté si longtemps aux idées de son absurde ami Adam Müller, lui qui tout à l’heure encore gourmandait la crédule piété de M. de Pilât, il est près d’entrer maintenant dans les chimères du mysticisme de M. de Maistre. Il passe d’une sécurité parfaite à des terreurs puériles ; il annonce la défaite sans retour de l’ennemi, puis il se sent entouré d’une puissance satanique dont il veut qu’on poursuive dans les universités et dans la presse les funestes instrumens ; peu s’en faut qu’il n’ait des hallucinations. A Heidelberg, parmi les enchantemens du paysage et de la saison, au milieu du ravissement où le jette la vue des ruines du château, le souvenir de l’université, surgissant tout à coup à sa pensée, suffit pour le troubler. « La seule tache au tableau, écrit-il à Pilât, ce sont les figures grotesques et repoussantes, en abomination à Dieu et aux hommes, qu’on voit aller, en sale costume à l’antique, les livres sous le bras, apprendre la fausse sagesse d’un tas de scélérats ; le voisinage de quatre ou cinq cents étudians de cet acabit, c’est de quoi vous gâter le paradis même[1]. » Un jour, aux bains de Gastein, il reçoit la visite de deux touristes, un libraire et un jeune docteur ; tout d’un coup il se met en tête que ce sont des conspirateurs envoyés peut-être pour l’assassiner ; il s’efforce, tout tremblant, de cacher son embarras sous un redoublement de politesse. « La conversation ne dura, Dieu merci, qu’une demi-heure. Chaque mot qui sortait de ces bouches odieuses trahissait la haine secrète de tout ce qui existe et l’orgueilleux dessein de tout refaire à neuf. Je faisais de mon mieux pour détourner l’entretien de la politique proprement dite. Ils m’ont demandé si je n’avais pas de nouvelles d’Italie, j’ai répondu par un non tout sec. Lorsqu’ils ont été partis, je n’ai pas pu m’empêcher de rendre grâces au ciel d’en être sorti vivant ; je m’attendais à chaque instant à les voir tirer de leurs poches des poignards ou des pistolets. — Toute plaisanterie à part, vous comprendrez que je me suis trouvé terriblement mal à l’aise avec ces fils du diable ; si la bande était restée trois jours ici, je serais parti ; je me serais établi à Bœckstein ou ailleurs, jusqu’à ce qu’elle eût vidé le pays. Du reste,

  1. Briefe an Pilat, t. Ier, p. 379.