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logique, il répond qu’il ne suffit pas plus aux coquins qu’aux honnêtes gens d’être conséquens pour avoir raison ; ce n’est pas avec des raisonnemens ou des diatribes qu’on anéantira la royauté en France. « Otez ce dernier lien, l’anarchie vous inonde, la guerre est inévitable ; je plaide la cause d’un mannequin sur le trône, pourvu qu’il y reste[1] ! » A ceux qui soutiennent que le principe de la souveraineté du peuple et celui de la monarchie légitime ne peuvent subsister ensemble et que la force doit décider entre eux, il oppose le fait de l’Angleterre constitutionnelle, qui depuis un siècle subsiste et traite avec les monarchies continentales, le fait du catholicisme et du protestantisme, qui, après plus de cent ans de guerre, ont dû poser les armes et vivent côte à côte pacifiquement ou ne se combattent que sur le terrain des idées. « A supposer que le jour de la bataille ne puisse être évité, sommes-nous si sûrs de la victoire qu’il n’y ait pas imprudence de notre part à le hâter ? Faut-il donc, au lieu d’employer ce qui nous reste de force à nous maintenir chez nous, attendant des chances meilleures qui peut-être ramèneraient la vraie restauration, faut-il, comme des joueurs désespérés, mettre tout sur une carte et, si nous perdons, tirer le rideau[2] ? » Gentz revient ainsi, mais trop tard, au point de vue de la vraie politique, qui ne poursuit pas l’anéantissement impossible de tous les principes au profit d’un seul, mais prépare et négocie des transactions nécessaires entre des principes indestructibles. Cette sagesse, il faut en convenir, lui coûte terriblement à pratiquer ; il se sent mal à l’aise, après avoir mené si longtemps le chœur des partisans d’une réaction à outrance, de se trouver dans la minorité des esprits modérés. Les hallucinations de la peur le hantent encore par momens ; l’univers lui fait l’effet d’un monstre dont la gueule béante engloutit et remâche toutes choses éternellement. S’il tourne les yeux sur lui-même, il se cherche et se reconnaît à peine. « C’est un terrible temps, écrit-il à Rahel en 1831, que celui où nous vivons. La terre s’assombrit de plus en plus ; impossible maintenant de calculer à coup sûr un mois d’avance le destin de son pays, de son entourage, son propre destin à soi-même. Nul ne sait plus au juste à quel parti il appartient ; opinions, désirs, besoins, tout cela se croise et s’entre-choque si bizarrement dans le chaos universel qu’on ne distingue plus l’ami de l’ennemi ; c’est une guerre de tous contre tous à laquelle les coups de foudre et les tremblemens de terre peuvent seuls mettre un terme. »

C’est là son dernier mot ; nous le retrouvons tombé dans l’état (1)

  1. Briefe an Pilat, t. II, p. 303-304.
  2. Argumens en faveur de la vraisemblance de la paix (décembre 1830). — Considérations sur la situation de l’Europe (septembre 1831). Schlesier, t. V, p. 172-196.