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tune épris avant tout des jouissances de l’orgueil, quelle immense satisfaction de mener ainsi à l’autel, au milieu de tant de têtes inclinées, la fille même des césars, enlevée comme un dernier trophée de victoire à la plus vieille race de souverains qui fut en Europe! Cependant la minute d’après, à peine entré dans la chapelle improvisée, les traits de l’empereur changèrent tout à coup d’expression. Son front s’était ridé. « Où sont les cardinaux? dit-il du ton le plus irrité à son maître de chapelle, l’abbé de Pradt. Je ne les vois point. » Il les voyait parfaitement, mais ils n’étaient que quatorze, son compte n’y était pas. « Un grand nombre s’y trouvent, lui fit remarquer l’abbé de Pradt. D’ailleurs il y a bien des infirmes et des vieillards parmi eux, et le temps est si mauvais! —Ah! les sots! » Puis, reportant ses regards sur quelques banquettes vides: « Mais non, ils n’y sont point. Ah ! les sots! les sots! » répéta-t-il encore d’une voix courroucée en lançant de ce côté un regard foudroyant accompagné d’un mouvement de tête où se peignait l’annonce de la vengeance, et l’abbé de Pradt comprit qu’il se formait un gros orage. Durant la cérémonie, l’empereur resta tout absorbé, comme s’il avait peine à se distraire de son mécontentement. Cependant, en revenant de l’autel, après avoir mis l’anneau nuptial au doigt de Marie-Louise, lorsqu’il fut assis de nouveau dans son fauteuil, s’adressant à M. de Pradt, il lui dit : « Je viens de donner un anneau à ma femme; elle ne m’en a pas donné. Pourquoi cela? » M. de Pradt lui fournit une explication quelconque. Napoléon demeura un instant dans une sorte de rêverie qui lui était familière quand il avait reçu une réponse qui ne le satisfaisait point. Au bout d’une minute, il reprit : « J’ai donné un anneau à l’impératrice parce que la femme est l’esclave de l’homme. Regardez chez les Romains : les esclaves portent tous un anneau[1].» Au retour de la cérémonie, les spectateurs de la galerie ne furent pas médiocrement surpris de voir cette physionomie du maître, tout à l’heure si radieuse, devenue en si peu de temps sombre et menaçante. Que s’était-il passé? Bientôt l’on connut l’absence des treize cardinaux, qui seule avait causé cette colère de l’empereur. Les effets en furent terribles et immédiats. Quoi! ils avaient osé persister dans une résolution qu’il les avait défiés d’accomplir! Quoi! ils avaient eu la hardiesse de le braver et de lui faire un affront public! Ils en subiraient un à leur tour. Ils n’avaient pas voulu assister aujourd’hui à son mariage, eh bien! demain il les chasserait honteusement de sa cour. Le lendemain était en effet le jour où devait se faire aux Tuileries la présentation de tous les grands corps de l’état aux deux souverains assis sur leur trône. Les treize cardi-

  1. M. de Pradt, les Quatre Concordats, t. II, p. 446.