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délaissé. L’élève fait ce qu’il veut, sous les yeux trop indulgens d’artistes distingués, mais jeunes, occupés, affairés, absorbés par une production fébrile et enivrés de leurs succès personnels. Si quelque adolescent un peu mieux doué que les autres exécute de prime saut une pochade agréable, il l’envoie au Salon, se fait remarquer, vend, s’émancipe et quitte l’école. L’année prochaine, il aura des élèves ; tel est le train des choses d’aujourd’hui, et la lecture du livret nous en apprend de belles, sur ce chapitre. Que va-t-il enseigner, cet écolier trop tôt parvenu ? Tout ce qu’il sait, bien peu de chose. Il ferait cent fois mieux d’achever son éducation, de se remettre sur les bancs, d’apprendre tout ce qu’il ignore ; mais ce serait d’œuvre de plusieurs années : il est lancé, rien ne l’arrêtera, autant vaudrait dire au torrent de remonter vers sa source !

L’ignorance des premiers élémens ne nuit pas aux succès d’un certain ordre. Le public n’est pas connaisseur, il l’est moins que jamais, et il la sera de moins en moins, si rien ne change. On achète des tableaux pour faire parler de soi, et surtout pour les revendre avec un gros bénéfice ; mais on est souvent incapable de discerner les bons des mauvais. Où trouver un critérium hors de soi ? Dans le témoignage des journaux ? C’est l’anarchie, la fantaisie, la camaraderie et la réclame portées au plus haut point qui se puisse concevoir. Dans les distinctions officielles ? Rien n’est plus capricieux ni plus arbitraire : si l’on dressait la liste des peintres français par ordre hiérarchique, selon le nombre et l’importance des prix que ces éternels collégiens ont reçus du ministère, vous ririez trop. Le public amateur et spéculateur n’a donc qu’une ressource, c’est de régler son fanatisme sur la cote de l’hôtel Drouot et d’acheter les talens qui se vendent le mieux. La mode fait les prix, sans acception de mérite. On voit des tableaux enfantins poussés à des chiffres énormes par la même raison qui mit jadis à 1,800 francs les actions du Crédit mobilier : caprice, engouement, crédulité publique !

M. Ribot devient un quasi-personnage, M. Gustave Doré fait parler de ses moines et de ses Espagnols ; , on discute sérieusement les Gueux de M. Courbet, les Saisons de M. Smits, et personne ne pense renvoyer ces messieurs à l’école. Il est pourtant certain que, si on les réunissait autour d’un modèle nu, pas un d’eux ne serait de force à dessiner la modeste académie qu’on demande aux candidats de l’École polytechnique. Ils ne manquent pas de talent, notez-le bien. M. Ribot n’a pas encore noyé dans le cirage ses instincts de coloriste, mais ses personnages sont grotesques, difformes, faits de méchans morceaux qui ne tiennent pas même ensemble. M. Doré compose habilement une vignette, mais il ne sait pas mettre une figure à son plan, et dans cette foule de personnages qu’il ébauche