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couvent en couvent avec la liberté des religieux de son ordre, et partout recherchant, selon son inclination personnelle, les gens les plus signalés par la vivacité de leur esprit. À Milan, il a rencontré le bizarre Raymond Lulle, qui est resté son ami. Ailleurs, peut-être à Montpellier, il a connu maître Arnauld de Villeneuve, médecin, alchimiste célèbre, avec lequel il échange des lettres. Si Raymond Lulle ainsi qu’Arnauld de Villeneuve ont déjà l’un et l’autre la réputation de penser avec beaucoup d’indépendance sur toute matière, et si même l’un d’eux est publiquement excommunié, cela ne paraît pas trop inquiéter Bernard. On accuse Arnauld d’avoir tenu sur le compte du pape des propos injurieux ; mais entre franciscains on traite volontiers les papes avec la même irrévérence. On ajoute qu’il est magicien ; mais déjà bien des gens, et Bernard est peut-être de ce nombre, ne croient pas plus aux magiciens qu’à la magie. L’ordre de saint François ne peut d’ailleurs prétendre à la renommée d’un parfait rigorisme, puisqu’il en est déjà sorti beaucoup de novateurs, et maître Bernard passe, même dans son ordre, pour un téméraire, un de ces hommes ardens, pleins de courage, qu’on approuve souvent et qu’on n’imite jamais.

Puisque ses confrères l’ont choisi pour lecteur, il est savant. Qui lisait en ce temps enseignait, — la méthode pratiquée dans toutes les écoles, dominicaines ou franciscaines, étant de lire d’abord un texte pour l’interpréter ensuite. Bernard était donc capable de discourir, selon la mode de l’époque, sur la logique d’Aristote, au plus grand profit des opinions théologiques ou philosophiques qu’avaient professées les plus grands docteurs de sa robe. On peut toutefois le supposer et non le prouver : si Bernard a laissé des écrits, ils ont disparu ; mais ce que prouvent tous les témoignages contemporains, c’est la puissance vraiment extraordinaire de sa parole. Quand il juge utile de contenir les multitudes frémissantes, il paraît, conseille la patience et se fait écouter ; de même quand il les trouve hésitantes au moment d’agir, il les enlève et les précipite sans résistance où son dessein est de les conduire. Sous ce rapport, la nature l’a si bien doué, que sa conversation ordinaire est elle-même d’une séduction irrésistible. Les gens qu’il aborde disent qu’il les enchante, et qu’il suffit de l’écouter pour être à lui. On le verra persuader, entraîner les plus habiles conseillers du roi Philippe, le roi lui-même, et lui dicter en quelque sorte des mandemens qu’il regrettera un jour d’avoir signés. Désormais compromis avec l’inquisition et sachant tout ce qu’il doit redouter de ses ressentimens, cet homme véhément et persuasif forme alors, à l’exemple des grands agitateurs dont il n’ignore peut-être pas l’histoire, une des entreprises les plus considérables qu’on ait jamais tentées ; il entreprend