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ne semblant guère pouvoir être conçu autrement que comme l’être infini et l’être absolu, on ne voit pas comment une pareille conception pourrait sortir de la méthode spiritualiste qui prend pour devise le γνώθι σεαυτόν. Conclure de l’être imparfait à l’être parfait par la raison qu’il y a d’autant plus d’être dans une réalité qu’elle possède plus de perfection, c’est raisonner sur une équivoque et confondre les catégories si distinctes de l’essence et de l’existence. Quand Platon réalisait ses idées, il ne procédait pas autrement. Dans le spiritualisme d’Aristote, de Leibniz, de M. Ravaisson, la transition du monde à Dieu paraît plus simple. Si toute substance est force, si toute force tend à une fin dans son mouvement, il faut bien que cette fin, cette cause finale existe. De là la nécessité d’un premier moteur, ainsi que le dit Aristote, et, comme ce mouvement est un progrès dont le terme indéfini est la perfection, on ne peut concevoir Dieu autrement que comme l’être parfait, le bien absolu, seule véritable cause de ce mouvement universel ; mais cet être pariait, idéal de l’activité pure, c’est-à-dire de la pensée, de la volonté, de l’amour, toutes choses identiques à leur maximum d’être, cet être parfait dont la conscience nous offre le type imparfait, comment descendra-t-il dans le temps et dans l’espace ? Comment fera-t-il cette œuvre d’imperfection qu’on appelle le monde ?

C’est déjà beaucoup de faire de Dieu, par une abstraction réalisée, à l’exemple d’Aristote, la pensée de la pensée, l’être inintelligible que l’on fait résider par-delà l’espace, que l’on fait vivre par-delà le temps, dont la volonté n’est pas libre, au sens humain du mot, dont la pensée et l’amour n’ont pas d’autre objet que lui-même, un être enfin qui a tout l’air d’être un pur abstrait de même force, sinon de même espèce, que ces idées qu’Aristote et à sa suite M. Ravaisson ont tant reprochées aux écoles idéalistes ; mais enfin, le Dieu d’Aristote n’étant que premier moteur, on a moins de peine encore à comprendre l’être parfait dans sa contemplation solitaire, au plus haut du ciel, séparé du monde du temps et de l’espace. Seulement ce n’est plus le véritable être infini et absolu que rien ne limite, parce que. tout être, comme tout mouvement, part de lui. Cet être-là, nous persistons à penser, après avoir lu et admiré la savante conclusion de M. Ravaisson, que nulle expérience, pas plus celle de la conscience que celle des sens, ne peut le donner.

Mais voici la plus grosse difficulté. Il est encore moins facile au spiritualisme, tel que l’entend M. Ravaisson, de descendre de Dieu au monde que de monter du monde à Dieu. Comment comprendre que l’être parfait, immuable, immobile dans sa perfection, puisse en sortir jamais ? Comment M. Ravaisson s’y prendra-t-il pour concilier l’activité intérieure et parfaite de la nature divine avec l’opération extérieure et plus ou moins imparfaite (au moins quant aux