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pensée, dans laquelle son activité trouve encore à parcourir des degrés infinis, montant toujours, ne descendant jamais, ni au début, ni à un moment quelconque de son mouvement incessant vers la perfection idéale que contemple sa pensée.

Cela n’est-il pas plus clair, plus conforme à la pensée moderne, plus en rapport avec les révélations de la science positive que la théologie de l’émanation, ou même que la théologie de la création e nihilo ? Ne serait-ce point la vieille science qui aurait mal inspiré l’ancienne métaphysique avec ses idées fausses ou incomplètes sur la matière et la nature ? Et la nouvelle philosophie n’a-t-elle pas beaucoup à apprendre de la science nouvelle sur ces questions de haute cosmologie ? C’est l’impression que nous a laissée la lecture des dernières pages de la conclusion de M. Ravaisson. Nous ne serions pas surpris que ce fût aussi le sentiment de nos savans et même de beaucoup de nos philosophes qui ont peu de goût pour les subtilités transcendantes, et pour lesquels toute théologie qui brave le temps et l’espace dans ses conceptions est inintelligible. Nous avouons être du nombre de ces esprits un peu simples, n’ayant jamais pu réussir à comprendre autrement que comme idéal de la pensée toute essence, même l’essence divine, qu’on soustrait à ces conditions nécessaires de l’existence. Ce qui ne nous empêche pas d’admettre avec Aristote, avec Leibniz, avec M. Ravaisson lui-même, que la philosophie spiritualiste est la seule qui entende véritablement l’explication des choses.

Quoi qu’il en soit, il nous suffit de reconnaître avec satisfaction, à part nos réserves sur la question théologique, que le moment est venu où le spiritualisme pourra lutter victorieusement contre le matérialisme avec les armes de la science elle-même, et non plus avec les vieilles traditions. Mais que parlons-nous de lutte entre deux doctrines opposées ? Espérons, contrairement aux conclusions de l’éclectisme, que ce qui a été vrai dans le passé ne le sera plus dans l’avenir. L’antithèse du spiritualisme et du matérialisme tend à se résoudre dans une synthèse toute scientifique où ces deux doctrines se ramènent à deux méthodes, à deux points de vue, à deux principes également vrais, également nécessaires à la science et à la philosophie. Telle est au fond la conclusion du rapport de M. Ravaisson ; mais, pour en venir là, il ne faut plus s’obstiner dans la tâche ingrate de réaliser des abstractions et de confondre le monde de la réalité avec celui de l’idéal, car alors gare au terrible mot de Voltaire : « chaque fois qu’on disserte sans s’entendre soi-même, c’est de la haute métaphysique. »


ETIENNE VACHEROT,