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un rapide contre-coup. Comment il fut tiré de cet état de marasme intellectuel, c’est ce que mieux que personne M. Ticknor va nous dire, car il peut se vanter d’avoir su montrer à son ami sa véritable voie, et de l’avoir amené à l’entrée de la route qui devait le conduire si rapidement à la célébrité.

M. Ticknor est en fait de langues étrangères ce que nos voisins appellent a distinguished scholar. Il s’est spécialement occupé de la littérature espagnole, et il a publié une histoire de cette littérature qui l’a mis au rang des critiques les plus distingués de l’Amérique. A l’époque qui nous occupe, il venait de faire aux étudians de l’université d’Harvard une série de leçons sur ce sujet, et il se proposait de les réunir en volume. Pour distraire son ami triste et malade, il offrit de lui donner lecture de son manuscrit. La proposition fut acceptée; bientôt Prescott s’éprit de passion pour cette langue, et il résolut de remplacer l’étude de l’allemand par celle de l’espagnol. Sans perdre un instant, il emprunte à M. Ticknor grammaires, livres, dictionnaires. Par un singulier hasard, l’Histoire de la conquête du Mexique de Solis fut le premier ouvrage sur lequel il jeta les yeux. Au bout de quelques mois, il était déjà tellement maître de l’idiome qu’il écrivait à M. Ticknor des lettres en espagnol, dans lesquelles il appréciait la valeur littéraire des auteurs qu’il lisait. Au bout d’un an, ce nouveau cours d’études était terminé, et comme il avait besoin d’avoir toujours devant lui quelque vaste projet, comme il pouvait sans vanité se croire bien préparé, il commença de s’occuper sérieusement à chercher quelque sujet d’ouvrage. Il demeura longtemps incertain. L’Espagne lui apparaissait avec raison comme une mine inépuisable et à peine exploitée de travaux historiques; mais un scrupule de conscience l’arrêtait. Il craignait que des obstacles matériels ne l’empêchassent d’apporter à l’œuvre qu’il entreprendrait la mesure indispensable de soin et d’exactitude. L’ambition finit par l’emporter, et après quelques dernières hésitations il arrêta son dessein sur le règne de Ferdinand et d’Isabelle. Vingt ans après, en marge du journal où il avait consigné cette résolution, il écrivait au crayon : « heureux choix! »

Heureux choix sans doute, mais ne peut-on pas dire aussi singulier choix? N’est-il pas étrange de voir un démocrate et un protestant se faire l’historien bienveillant de deux souverains chez qui les traditions de la politique monarchique et catholique s’incarnent au moyen âge dans ce qu’elles ont de plus absolu? On le comprendrait mieux se consacrant à raconter, ainsi qu’il en avait eu un instant la pensée, les derniers jours de la république romaine et les derniers combats de la liberté contre le césarisme. Prescott n’en devait pas moins rester fidèle jusqu’à la fin à sa première in-