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son navire. Ses lectures n’étaient jamais bien longues. Au bout de peu de temps, il revenait à son bureau, et là, assis dans sa rocking-chair, un crayon à la main, tenant sur les genoux un ingénieux appareil appelé noctographe qui lui permettait d’écrire les yeux fermés, il passait de longues heures à écouter la voix monotone de son secrétaire, l’arrêtant à chaque instant pour prendre des notes ou pour mieux graver dans sa mémoire les faits dont l’importance le frappait.

C’est dans ce cabinet, où il semble qu’il devait être difficile d’entrer sans un sentiment de respectueuse émotion, que Prescott passait de longues et laborieuses journées, méthodiquement partagées entre les lectures auxquelles il prêtait l’oreille, et un travail solitaire, intérieur, dont son infirmité lui avait fait prendre l’habitude. Il se levait le matin de très bonne heure et commençait sa journée par une promenade à cheval. A dix heures, son secrétaire venait; il s’enfermait alors avec lui, et jusqu’à l’heure du goûter (c’est-à-dire jusque vers une heure) il prêtait l’oreille à ses lectures, prenant parfois lui-même le livre quand l’état de ses yeux le lui permettait, mais toujours pour un temps très court. A chaque passage qui attirait son attention, il disait à son secrétaire : Marquez cela, ou bien prenait lui-même des notes au moyen de l’appareil dont nous avons parlé. Après le goûter, il s’enfermait de nouveau dans son cabinet, mais seul cette fois, et il se livrait à ce travail intérieur dont nous parlions tout à l’heure. Il repassait dans son esprit les lectures qu’il venait d’entendre, méditait sur l’importance relative des faits qui venaient d’être portés à sa connaissance, faisait son choix entre ceux qui devaient trouver place dans son histoire et ceux qu’il lui semblait inutile de se rappeler, gravait profondément les premiers dans son incomparable mémoire, et laissait écouler les autres. Il appelait cela sa « digestion. » A six heures, son secrétaire revenait, et les lectures recommençaient jusqu’à huit. Il ne travaillait jamais après son dîner; seulement pendant la soirée sa femme, plus tard quelqu’un de ses enfans lui lisait les publications du jour ou même quelque ouvrage d’une intelligence facile et qui eût un rapport plus ou moins direct avec ses travaux. Quant à ses lectures sérieuses, à celles que lui avait faites son secrétaire durant l’après-midi, il les « digérait » le soir, la nuit, le matin pendant sa promenade à cheval, et quand le lendemain à dix heures il recommençait ses travaux, tout ce qu’il avait appris la veille demeurait rangé, classé dans sa tête jusqu’au jour où il lui faudrait mettre ces matériaux en œuvre.

Ce jour venu, il suspendait ses lectures et se livrait sans partage au travail de la composition. Ce travail était encore tout intérieur; c’était dans sa tête qu’il traçait son plan, qu’il maniait et remaniait