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conquêtes sont de nature à inspirer. Nous n’aurions donc point à nous y arrêter, si elle n’avait pour nous un mérite spécial, celui de nous donner à connaître ou plutôt à deviner les sentimens véritables de Prescott sur une question bien grave, la plus grave qui depuis la guerre de l’indépendance ait été agitée de l’autre côté de l’Atlantique, sur l’abolition de l’esclavage. Tout le monde sait de quelles cruautés les conquérans espagnols du XVIe siècle se rendirent coupables à l’égard des Indiens, principalement au Pérou, et de quel poids le joug de l’esclavage pesa sur les malheureux Incas. Tout le monde sait aussi les généreux efforts de Las Cases pour adoucir leurs souffrances et pour faire proclamer le principe de leur indépendance. L’un des principaux épisodes qu’avait à raconter Prescott était l’histoire de la terrible révolte provoquée par la publication d’une série d’ordonnances du conseil des Indes, rendues sous l’inspiration de Las Cases, et qui, sans garder peut-être tous les ménagemens nécessaires, devaient conduire les Indiens à la liberté dans un temps plus ou moins long. Prescott ne pouvait donc échapper à la nécessité d’apprécier ces ordonnances, et de raconter en même temps la fin tragique de celui à qui le gouvernement espagnol confia la dangereuse mission de les mettre en pratique, un certain Blasco Nunez, homme énergique et courageux, mais qui, augmentant par son caractère altier les difficultés de sa tâche, finit par succomber sous le poids de sa généreuse tentative. On s’attend qu’en faisant tout au plus des réserves quant à l’opportunité de ces ordonnances et quant à la conduite de Nunez, Prescott va au moins rendre hommage à la noblesse de l’entreprise et pousser comme un cri de joie en voyant les principes de la liberté humaine proclamés hautement pour la première fois sur le sol américain. Bien loin de là, il n’a que blâme pour le conseil des Indes, pour Las Cases, auteur de ces ordonnances. Quant à Blasco Nunez, ce premier martyr de la cause abolitioniste, c’est à peine s’il trouve en sa faveur quelques paroles de sympathie qu’il se hâte de racheter par les plus amères critiques. N’en soyons pas trop surpris. A l’époque où écrivait Prescott, il fallait même dans les pays du nord un grand courage moral pour professer ouvertement les doctrines abolitionistes. Il n’y avait guère plus de dix ans que la ville de Boston avait été témoin de scènes de désordres occasionnées par une propagande anti-esclavagiste peut-être un peu imprudente, et depuis ce moment, par une convention tacite, on gardait le silence sur cette redoutable question. C’est donc à la crainte de soulever une tempête autour de son livre et d’être soupçonné de connivence avec une secte discréditée qu’il est juste, selon nous, d’attribuer la réserve de Prescott au sujet des ordonnances et la sévérité de son jugement sur le malheureux Nunez. La vérité est que, tout en déplorant sincèrement