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dépassé celle de Motley, ce fut la Vie de Philippe II qui parut la première, et dans la préface de cette histoire Prescott annonça de la façon la plus aimable pour M. Motley la prochaine publication d’un ouvrage dans lequel la glorieuse révolution des Flandres serait traitée d’une façon digne de sa grandeur.

Au commencement de l’année 1858, les trois premiers volumes de la Vie de Philippe II, les seuls qui aient vu le jour, avaient déjà paru. De tous les ouvrages de Prescott, cette histoire est certainement la moins connue. Pour nous, nous n’hésiterions pas cependant à la classer au niveau de l’Histoire de la conquête du Mexique. Si elle n’a pas obtenu en Amérique et ailleurs plus de popularité, c’est parce qu’elle est demeurée inachevée. Il ne devait pas être donné en effet à Prescott de poursuivre plus loin cette grande entreprise. Depuis quelque temps, un œil vigilant aurait pu, à l’affaissement graduel de ses organes, prévoir sa fin prochaine. Il ne pouvait plus, ainsi qu’il l’avait fait longtemps, s’asseoir pour travailler à l’ombre d’un groupe d’arbres voisins de Pepperell, et connu dans le pays sous le nom de Bosquet-des-Fées, où il venait jouir des derniers beaux jours de cette saison qu’on appelle en Amérique l’automne indien. Déjà ses yeux affaiblis ne lui permettaient plus de discerner les contours du gracieux paysage qu’il avait si longtemps contemplé. Bientôt il fut contraint de borner sa promenade d’aveugle à tourner solitairement autour d’un vieux cerisier tout proche de la maison, creusant profondément la terre sous ses pas, comme Bonivard enchaîné creusait le sol du caveau de Chilien. En même temps il sentait les symptômes d’une nouvelle infirmité. Il perdait peu à peu la finesse de son ouïe, et il s’en apercevait avec terreur. Qu’on s’imagine ce qu’aurait été pour lui l’épreuve de la surdité ! Il aurait probablement connu cette dernière et cruelle, tristesse, s’il était resté plus longtemps sur la terre. On ne saurait donc le plaindre de ce qu’un coup subit l’en ait arraché avant l’heure. Au commencement de 1858, il avait reçu le premier choc d’un mal redoutable qui, à en juger par les paroles sorties de sa bouche dès qu’il en ressentit les atteintes, n’avait rien d’imprévu pour lui. Frappé d’une légère attaque d’apoplexie, il murmura d’une voix indistincte à sa femme penchée sur lui : « Ma pauvre amie, je suis bien fâché pour vous que ce malheur arrive si tôt. » Il échappa cependant au péril, et le recouvrement intégral de ses facultés put lui faire espérer que le danger était au moins bien ajourné. Les dernières lignes qu’on trouve écrites de sa main sur son journal expriment la confiance dans l’avenir et la reconnaissance envers Dieu; mais ses amis étaient moins rassurés que lui, et l’expérience ne devait que trop tôt leur donner raison. Le 27 janvier