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émotion ; ils se sont livrés à des désordres qui auraient été sans doute plus vertement réprimés, s’ils ne s’étaient pas produits au cri de vive l’empereur. D’où venait cette émotion ? Les paysans charentais étaient persuadés qu’entre le clergé et la noblesse la vieille alliance s’était renouée : tous les prêtres s’entendaient pour ramener le peuple à la servitude, l’apparition d’un tableau dans les églises devait être le signal du rétablissement de la dîme et des droits féodaux. Rien ne pouvait dissuader ces malheureux, exaltés dans leur passion, et il a fallu quelques patrouilles de cavalerie parcourant les campagnes pour les ramener à la raison, sans parler des condamnations prononcées par les tribunaux. Ainsi, quatre-vingts ans après la nuit du 4 août 1789, après trois ou quatre révolutions qui ont fondé et affermi la société civile française, des populations en masse ont pu croire que le clergé en était encore à méditer le rétablissement de la féodalité ecclésiastique et de la dîme, et que, quand le clergé nourrirait cette bizarre pensée, il aurait la puissance d’accomplir un tel dessein ! N’est-ce point un étrange symptôme des effets que peuvent produire les trop bruyantes interventions du clergé dans les affaires publiques ?

Vous croirez peut-être que devant de tels faits la nécessité la plus urgente est de guérir cette grande plaie d’ignorance, de répandre au plus vite l’instruction, que l’église est la première intéressée à éclairer ces esprits grossièrement crédules, et à laisser même au besoin des mécréans tels que M. Duruy et ses collaborateurs enseigner aux paysans qu’ils n’ont rien à craindre, ni la dîme ni les droits seigneuriaux de M. l’abbé du monastère voisin ? Nullement. Voici d’un autre côté, à quelques lieues de la Charente et au même instant, M. l’évêque de Périgueux entrant en lutte avec M. le préfet de la Dordogne, refusant le concours du clergé dans l’organisation d’une société qui a pour objet le développement de l’instruction primaire. Et M. l’évêque de Périgueux ne dissimule pas ses raisons : c’est que cette société se forme en dehors de l’autorité religieuse, c’est qu’à l’église, a à elle seule, a été conféré le droit et imposé le devoir d’enseigner les hommes, » c’est que toute personne qui s’occupe d’enseignement est tenue « d’accepter la surveillance de l’église et son contrôle… » Ainsi voilà où nous en sommes : d’un côté cette prépotence si naïvement affichée, de l’autre le matérialisme envahissant et la crédulité des paysans charentais !… Singulier bilan de toute une situation morale ! Ce n’est pas sans raison que récemment, dans une nouvelle série de Méditations sur la religion chrétienne, un homme qui garde dans sa verte vieillesse la sérénité et l’activité d’un esprit supérieur, M. Guizot, s’effrayait de la confusion contemporaine, de ce qu’il appelle un labyrinthe de questions, d’idées, d’instincts contradictoires. C’est le triste fruit d’un régime de concessions calculées, d’une grande méprise favorisée par le silence universel, de ce compromis d’influences accepté par l’église et par l’état dans un intérêt de domination commune.