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y une vingtaine d’années, certaine phalène blanche que vous avez souvent trouvée depuis, mais que nous appelions alors Desideratum Touranginii.

En ce moment, toute ta vie se présenta devant moi, résumée par une de ces rapides opérations de la pensée que les métaphysiciens, lents à penser, n’ont jamais su nous apprendre à expliquer et à exprimer en peu de mots. Je n’ai donc pas la formule pour dire en trois paroles tout ce qui m’apparut en trois secondes, et il me faudrait beaucoup de mots pour raconter ce que le souvenir me raconta instantanément. Je te vis d’abord adolescent, aussi mince, aussi chevelu, aussi calme, que tu l’es aujourd’hui, avec de grands yeux clairs, et je ne sais quoi d’ailé dans le regard et dans l’attitude qui te faisait ressembler à un de ces oiseaux de rivages, lents et paresseux d’aspect, infatigables en réalité. On disait de toi : Il est fort délicat. Vivra-t-il? Que fera-t-il? disait ton père. — Rien et tout, lui répondais-je.

Dans ce temps-là, tu empaillais des oiseaux. C’est tout ce qu’on savait de tes occupations, et on admirait ton ouvrage, car ces oiseaux sont les seuls que j’aie vus tromper les yeux au point de faire illusion. Ils avaient le mouvement, l’attitude vraie, la grâce essentiellement propre à leur espèce, outre que tu ne choisissais que des sujets intacts, lustrés, frais et en pleine toilette, selon la saison. C’étaient des chefs-d’œuvre.

Tu préparas ensuite des papillons avec une perfection égale, cherchant à conserver avec pattes et antennes les plus petits, les plus fragiles, les microscopiques enfin, d’où te vint le surnom de Micro, dont nous n’avons jamais su nous déshabituer.

Un jour tu t’exerças à dessiner des oiseaux et à peindre des lépidoptères : autres merveilles! Tu étais décidément d’une adresse inouie. Étais-tu artiste, étais-tu savant? Tes échantillons furent admirés, et quand ta famille perdit une fortune qui t’eût permis de ne faire que ce qui te plaisait, tu entras comme préparateur au Muséum d’histoire naturelle sous les auspices de Geoffroy Saint-Hilaire. Il nous semblait que tu étais casé, comme on dit bourgeoisement, et qu’ayant la passion exclusive des sciences naturelles tu arriverais peu à peu à pouvoir la satisfaire en dehors d’une étroite spécialité; mais au bout de quelques mois tu nous revins dégoûté de ces arides commencemens, affamé d’air rustique et de liberté. Tu étais souffrant; ta sœur, l’être adorablement maternel, te reçut avec joie et ne te gronda pas.

Moi, j’étais affligé de ta désertion. L’illustre vieillard m’avait dit: « Votre jeune frère a le pied à l’étrier. On arrive à tout quand on est doué comme lui. » Parlait-il ainsi pour m’être agréable, ou