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son sévère costume de laine blanche, qui semblait fait pour s’harmoniser avec la roche calcaire, le sentier poudreux et la pâle verdure des buissons. Dans ce pays des styrax et des clématites, ces personnages tomenteux[1] semblaient un produit du sol.

On nous apprit que le beau chartreux était le héros de mille légendes dans la province, qu’un mystère impénétrable enveloppait le roman de sa vie, qu’on ne savait ni son vrai nom, ni son pays, que selon les uns il cachait là le remords d’un crime, et selon les autres une dramatique histoire d’amour. Nous n’avons pas voulu nous informer davantage. Eu égard à sa belle figure, nous lui devions de ne pas chercher la prose peut-être fâcheuse de sa vie réelle. Le garde forestier qui nous servait de guide nous dit que ces moines étaient paisibles et doux, très charitables, et faisaient beaucoup de bien.

Je me demandai quel bien on pouvait faire dans ce désert, à moins de le défricher et de le peupler. Pour le dernier point, les chartreux se sont mis officiellement hors de cause par leurs vœux, et, quant au premier, il est tout à fait illusoire. Les chartreux, devant cultiver eux-mêmes le sol qu’ils possèdent, rentrent dans la classe des petits propriétaires associés pour le plus grand bien de leur immeuble, et encore ne présentent-ils pas le modèle d’une bonne association, car la prière, la méditation, la pénitence et les offices absorbent la bonne moitié de leur existence. On ne fait pas un bien gros travail des bras ni de l’intelligence quand l’esprit est ainsi plongé, à heures fixes, dans la stupeur du mysticisme.

Faire travailler, donner de l’ouvrage aux pauvres, c’est le classique devoir des propriétaires dans les pays habités; mais en Provence, au cœur de ces roches revêches, où le petit propriétaire suffit tout au plus à sa tâche ingrate, il n’y a pas de bras à employer. Tous les travaux du littoral sont faits par des étrangers, et les forêts de l’état, qui remplissent les gorges de la montagne, seraient et sont probablement plus utiles aux journaliers sans ouvrage que les terres arables des chartreux. Si leur établissement emploie quelques pauvres diables, c’est parce qu’il ne peut se passer de leur aide. En somme, leurs charités, que je ne nie point, seraient tout aussi bien répandues par de simples particuliers qui n’auraient pas la tête rasée en couronne et qui porteraient des souliers au lieu de porter des sandales. Le luxe archéologique de leur costume peut encore poser pour le peintre; voilà tout l’emploi qui lui reste.

  1. On appelle plantes tomenteuses en botanique celles qui sont couvertes d’une sorte de duvet comme le bouillon-blanc.