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tellectuelles et pratiques, que le ménage occupât les femmes sans les abrutir, et que le travail passionnât les hommes sans les absorber et les rendre insociables.

Je rêve ici une abbaye de Thélème avec la grande devise fais ce que veulx ! En possession de cette absolue liberté, l’homme rationnel est inévitablement porté par sa nature à ne vouloir que le bien. Dès lors je peuple cette solitude à ma guise; d’un coup de baguette, ma fantaisie fait rentrer sous terre cette ridicule chartreuse avec ses clochetons vernis, qui ressemblent à des parapluies fermés, et ses petites maisons, qui ressemblent à un hospice d’aliénés. Je restitue à la merveilleuse flore de cette région cette partie trop longtemps mutilée de son domaine. Je ne vois dans la brume de mon rêve ni château, ni villa, ni chalet pour abriter les créatures d’élite que j’évoque. Je ne suis pas en peine du détail de leur vie pratique : elles ont l’intelligence et le goût, quelques-unes ont probablement le génie. Elles ont su se construire des habitations dignes d’elles et les placer de manière à ne pas faire tache dans le paysage. Je ne vois pas non plus quel costume elles ont revêtu. Il est beau à coup sûr et ne ressemble en rien à nos modes extravagantes ou hideuses. Il n’y a point de mode dans ce monde-là. Chacun marque ou adoucit son type avec art et discernement; tout y est harmonieux d’ensemble et ingénieux de détail comme la nature qui l’environne et l’inspire.

La langue que parlent ces êtres libres n’est pas la nôtre ; elle est débarrassée de ses règles à la fois étroites et compliquées. Elle est aussi rapide que la pensée; l’emploi du verbe est simplifié, la nuance de l’adjectif est enrichie. Il ne faut pas des années, il faut des jours seulement pour apprendre cette langue, parce que la logique humaine s’est dégagée, et que le langage humain s’en est imprégné naturellement. J’ignore le mode d’occupations de mes thélémites. Ils ont trouvé des lumières qui simplifient tous nos procédés; mais, quelle que soit leur étude, je les vois sinon réunis volontairement à de certaines heures, du moins groupés-dans les plus beaux sites à certains momens et se communiquant leurs idées avec l’expansion fraternelle des sentimens libres. L’art est là en pleine expansion, et la nature inspire des chefs-d’œuvre. Pauline Viardot chante au bord du Gapeau avec Rubini, Eugène Delacroix esquisse des profils de rochers où son génie évoque le monde fantastique. Nos maîtres aimés y conçoivent des livres sublimes, nos chers amis y rêvent des bonheurs réalisables, et nous deux, cher Micro, nous y cueillons des plantes, tout en mêlant dans notre rêverie ceux qui sont à ceux qui ne sont plus et à ceux qui seront!


GEORGE SAND.