Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/551

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transdanubienne aux Yougo-Slaves, telle est la seule solution de la question d’Orient que puissent accepter la France, l’Angleterre, l’Autriche et même la Prusse de M. de Bismarck.

La Hongrie a promis de réclamer pour la Croatie l’adjonction de la Dalmatie, qui maintenant fait partie de la Cisleithanie, et qui envoie ses députés au reichsrath de Vienne. Si l’Autriche est prévoyante, elle donner à cette satisfaction à la Croatie. Qu’on veuille considérer un moment ce que c’est que la Dalmatie. Ce n’est qu’une étroite langue de terre resserrée entre l’Adriatique d’un côté et les montagnes de l’Herzégovine de l’autre, sur une longueur de plus de 80 lieues avec une largeur de quelques kilomètres à peine. On y compte 400,000 habitans possédant 22,000 chevaux, 20,000 bêtes à cornes et 800,000 moutons. Le total des exportations et des importations monte à une soixantaine de millions de francs. Le climat est délicieux : c’est celui de l’Italie. Des oliviers magnifiques y donnent d’abondantes récoltes. Cette province est un débris de l’ancien tsarat serbe conquis par Venise, défendu par elle contre les Turcs et cédé à l’Autriche en 1815, comme une annexe de la république des doges. Ce qui en fait l’importance, c’est que son littoral profondément découpé, ses innombrables îles, ses ports nombreux, sont peuplés d’une foule de matelots excellens qui montaient autrefois les galères vénitiennes et qui naviguent aujourd’hui sur la marine commerciale et militaire de l’Autriche. Le fond de la population est slave. La statistique compte 20,000 Italiens, et encore sont-ils plutôt Illyriens. On parle italien dans les villes. C’est un héritage de la domination de Venise. On ne peut le nier, il y a un parti qui rêve la réunion à l’Italie. Ce même parti existe bien à Trieste, où il se remue beaucoup, et pourtant la réalisation de ses vœux amènerait la ruine de la ville, et n’apporterait aucun avantage sérieux à l’Italie[1].

  1. Pendant mon séjour à Trieste, j’assistai à un incident qui peint bien les manifestations italianissimes dont cette ville est de temps en temps le théâtre. Une société venait de fonder une de ces brasseries viennoises où l’on se réunit le soir pour boire de la bière et écouter de la musique ; mais, le chef de l’établissement étant Allemand, les Triestins n’étaient pas venus. Un Italien le remplaçait, et une fête devait signaler son entrée en fonction. Deux orchestres jouaient ; l’un, arrivé de Venise, l’autre appartenant a un régiment autrichien. Les italianissimes entouraient le premier et applaudissaient avec fureur les airs italiens, en les faisant répéter plusieurs fois de suite. Le parti autrichien, de son côté, applaudissait la musique du régiment. Enfin un certain air italien est bissé dix fois de suite. Un individu se lève et fait entendre un formidable coup de sifflet. Grande rumeur : on veut l’expulser. Cinq jeunes gens se jettent sur lui ; mais de son poing terrible il les envoie rouler sous les tables, se rassied tranquillement et commande un verre de bière. Ce calme et cette vigueur herculéenne suffirent à tenir les assaillans en respect. Le consul de Prusse m’apprit que ce hardi champion de l’Autriche était un Prussien. La police vint demander les ordres du colonel. « Que la musique continue, répondit-il avec beaucoup de tact, nous en avons vu bien d’autres en Italie. Ces manifestations n’ont d’autre importance que celle que la compression leur donne. »