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passé devant le sénat, et sans s’arrêter davantage devant le corps des généraux et celui des officiers de toute sorte qui encombraient la salle d’audience, l’empereur se dirigea tout droit vers le cardinal Maury. Celui-ci faisant déjà le geste de lui présenter le chapitre de Notre-Dame : « Où sont vos grands-vicaires ? demanda brusque-Napoléon. — Sire, voilà mon frère, voilà M. Jalabert. » — « J’avoue que je m’étais tenu un peu à l’écart, raconte M. d’Astros, à qui nous devons une narration très simple et fort exacte de cette scène singulière ; mais je ne voulais pas me faire chercher, et je me présentai[1]. » — « Voilà M. d’Astros, dit alors le cardinal. — Avant tout, monsieur, s’écria l’empereur, il faut être Français ; c’est le moyen d’être en même temps bon chrétien. La doctrine de Bossuet, voilà le seul guide qu’on doive suivre ; avec lui, on est sûr de ne pas s’égarer. J’entends que l’on professe les libertés de l’église gallicane. Il y a autant de distance de la religion de Bossuet à celle de Grégoire VII que du ciel à l’enfer. Je sais, monsieur, que vous êtes en opposition avec les mesures que ma politique prescrit. Vous êtes l’homme de mon empire qui m’est le plus suspect. Du reste (mettant la main sur la garde de son épée, ce qui était un geste assez familier à Napoléon, mais passablement déplacé en cette circonstance), j’ai le glaive à mes côtés, et prenez garde à vous ! » — « Rien ne me parut plus pitoyable que ces dernières paroles, continue M. d’Astros, et cette menace d’un souverain qui dominait alors sur toute l’Europe contre un pauvre prêtre en rochet et en camail, armé seulement de son bonnet carré. Je ne répondis rien, et je me contentai de regarder l’empereur sans affectation[2]. »

Les choses ne devaient pas en rester là. Avant de sortir des Tuileries, le cardinal Maury dit à l’abbé d’Astros que le ministre de la police désirait lui adresser quelques questions, et que, s’il voulait, ils iraient ensemble dans sa propre voiture jusqu’à l’hôtel du duc de Rovigo. Il ajouta qu’il n’y avait rien à craindre, et qu’il suffirait à l’abbé d’Astros de protester de son attachement aux libertés de l’église gallicane. L’abbé d’Astros accepta sans défiance. A coup sûr c’était une époque étrange que celle où un archevêque, où un membre du sacré-collège, celui-là même qui dans des temps troublés avait été naguère le défenseur le plus ardent des droits de l’église de France trouvait simple d’aller de ses propres mains livrer son grand-vicaire à la police du chef de l’état. L’interrogatoire subi par l’abbé d’Astros fut d’ailleurs assez court, et le résultat tel qu’il était facile de le prévoir. « N’avez-vous pas des

  1. Mémoire manuscrit de l’abbé d’Astros sur les événemens qui précédèrent sa captivité.
  2. Ibid.