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évoquèrent à l’envi de lointaines et séduisantes images au fond de leurs cellules. Les peintures dont ils ornèrent les plus anciens manuscrits en sont la preuve irrécusable. Dans un de ces manuscrits, qui date du VIIIe siècle et où sont déroulés sur un morceau de vélin de dix mètres les exploits de Josué, les figures qui personnifient Jéricho et Gabaon sont d’une beauté saisissante : un autre, postérieur de cent ans à celui-là, offre l’imitation imparfaite sans doute, mais très reconnaissable d’une des danseuses de Pompéi. Plus tard encore, au Xe siècle, le manuscrit grec des prophéties d’Isaïe reflète vivement l’éclat de la beauté grecque. L’artiste a voulu rendre cette pensée qu’Isaïe appelait nuit et jour l’inspiration prophétique, et il l’a placé entre une femme, symbole de la nuit, et un enfant, emblème de l’aurore. La femme éteint le flambeau du jour et s’enveloppe d’un manteau parsemé d’étoiles. Cette figure est d’un superbe caractère. L’artiste a dû la copier d’après quelque très beau modèle. On aimait donc de tels modèles, on les comprenait, on essayait d’en reproduire le style même au milieu de ce Xe siècle que Muratori appelle secolo di ferro, pieno d’iniquità. Sans doute il arriva plus d’une fois que, livrés à eux-mêmes, les Latins s’éloignèrent du beau et le confondirent avec le laid. Ainsi le ministre d’ailleurs si intelligent de Charlemagne, Alcuin, proscrivait Virgile de son école de Tours, comme dangereux et corrupteur. Charlemagne offrit en don au pape Léon III, qui avait placé la couronne impériale sur sa tête, une bible illustrée d’un frontispice où la laideur règne sans partage. Ève, ce type idéal de la beauté féminine, est devenue dans les illustrations du manuscrit la plus hideuse des créatures. Dès la première heure de sa vie, elle apparaît vieillie, flétrie, dégradée. À cet exemple, on en pourrait ajouter bien d’autres. Qu’en peut-on conclure ? Une seule chose, c’est que l’art s’affaiblissait chez les Latins quand ils rompaient tout lien avec la maternelle antiquité ; mais cette séparation n’était jamais de longue durée, et chaque communication avec l’Orient, chaque souffle venu de la Grèce, faisaient jaillir une étincelle de ce foyer couvert de cendres. Dès qu’elle avait quelque souvenance, même confuse, de sa jeunesse, l’humanité tressaillait, rajeunissait, et l’amour de la beauté plastique se ranimait dans son âme.

Là est l’explication de l’entraînement universel qui emporta bientôt les esprits vers les écrits et les monumens grecs à mesure qu’ils furent révélés à l’Occident. On sentait que les œuvres antiques avaient cette beauté pénétrante, cet attrait supérieur et puissant dont les productions de l’art chrétien étaient presque toutes dépourvues. Longtemps encore les poètes et les artistes devaient ignorer dans quelles limites il convenait de remettre en honneur la grâce