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neige, il avait pu, du haut du rocher de la Vachère, qui domine la partie la plus peuplée de la vallée du Pellice, suivre de l’œil le drame affreux, compter, pour ainsi dire, les victimes, et quant aux scènes de meurtre qui s’étaient passées dans les autres vallées, il en avait fait dresser un rapport détaillé qui fut envoyé aux puissances protestantes. « Je me suis moi-même, dit-il, porté de communauté en communauté pour recueillir les témoignages authentiques des survivans, qui déposaient devant deux notaires qui m’accompagnaient. Ici le père avait vu ses enfans déchirés par le milieu du corps à la force du bras ou à coups d’épée, là la mère avait vu sa fille violée ou massacrée en sa présence. La fille avait vu mutiler le corps vivant de son père ; le frère avait vu remplir de poudre la bouche de son frère, les persécuteurs y mettre le feu et faire voler la tête en éclats ; des femmes enceintes ont été éventrées, et l’on a vu leur fruit sortir vivant des entrailles. Que dirais-je ? ô mon Dieu ! la plume me tombe des mains… » S’il laisse tomber la plume, c’est pour prendre le crayon du dessinateur. La première édition de son histoire, qui parut à Leyde en 1659, est illustrée de dessins qui représentent des cadavres plantés sur des pieux, des enfans écartelés, des cervelles plâtrées contre les rochers, des tronçons de corps humains sans bras, sans jambes ni tête, d’autres attachés aux arbres la poitrine ouverte et le cœur arraché. Il y a un dessin qui excite entre tous des nausées : il représente des Irlandais anthropophages qui se repaissent des seins d’une jeune fille dont le cadavre est là gisant. Et l’historien fait de tous ces procès-verbaux de clinique une circulaire diplomatique aux princes réformés… On devine l’impression produite.

La nouvelle des pâques piémontaises souleva un mouvement d’indignation et d’horreur. Le poète Milton, secrétaire intime de Cromwell et correspondant de Léger, se rendit l’écho du sentiment public de l’Angleterre dans son terrible sonnet qui commence par ces mots :

Avenge, o lord, thy slaughter’d saints whose bones
Lie scatter’d on the Alpine mountains cold[1].


À cette voix inspirée pleurant sur le martyre de l’Israël des Alpes, l’Angleterre éprouva une émotion généreuse. Le protecteur ordonna trois jours de jeûne et d’humiliation ; pendant trois jours, le travail national fut suspendu, l’Angleterre et l’Ecosse ne furent occupées que des malheurs d’une imperceptible peuplade alpestre. On fit dans les temples des collectes qui donnèrent la somme considérable de 956,025 fr. Cromwell seul donna 50,000 fr., et de

  1. Venge, venge, Seigneur ! tes élus massacrés
    Dont les froids ossemens gisent aux flancs des Alpes.