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cun émit son avis. Bibbiena ou quelque autre libertin dut voter pour la Galatée de Théocrite, le galant Bembo pour celle de Lucien, et le sentimental Castiglione pour l’amante désolée d’Acis. La fresque prouve que Raphaël s’est attaché à la donnée d’Ovide, la seule qui fût élevée, pathétique et susceptible de revêtir des formes idéales. Il comprit que ce qu’il y avait de touchant et de vraiment plastique dans la légende de Galatée, c’était le spectacle de la blanche néréide fuyant, le cœur brisé et les yeux tournés au ciel, le rivage où venait de périr son amant. Cette interprétation naturelle, à laquelle M. Gruyer conduit si bien son lecteur, ne le satisfait point complètement lui-même. Plus raphaélesque, à notre sens, que Raphaël, il veut, à l’exemple de Passavant, que cette fresque représente d’une manière abstraite le triomphe de l’âme sur la matière et de l’esprit sur les sens. Pour rester dans la juste mesure et pour écarter, malgré la tradition, l’idée d’un triomphe quelconque, si profondément étrangère à ce sujet, le savant critique n’aurait eu qu’à relire l’analyse esthétique qu’il a écrite du tableau.

En effet, que Raphaël dans sa Galatée soit en même temps très grec, très passionné et très spiritualiste, c’est-à-dire supérieur, par cette réunion de mérites divers, et à l’art grec et à l’art du moyen âge, on peut le démontrer sans lui attribuer ni intentions allégoriques ni visées abstraites. Et d’abord, quant à la fille de Nérée, Raphaël a voulu la faire belle, d’une beauté idéale ; sa lettre à Balthazar Castiglione l’atteste éloquemment. Y a-t-il réussi ? Qui le nierait à la vue de ce corps jeune et florissant que rien ne voile, et dont la grâce, la souplesse et les proportions se font admirer encore sous les tristes dégradations de la fresque ? D’ailleurs la fidèle gravure de Marc-Antoine et le souvenir des chefs-d’œuvre du maître aident l’esprit à rendre leur coloris velouté et leur ondoyante mollesse à ces formes divines. L’Amour qui glisse dans les ondes au-devant de Galatée, et dont le regard cherche les yeux de la néréide, est un de ces incomparables enfans qui naissent dès que le Sanzio leur commande d’exister. Si la beauté plastique n’est pas dans ces deux figures, où donc la trouver ? Elle abonde encore autour de Galatée, et le frais cortège qui l’accompagne eût excité l’envie de Zeuxis ou d’Apelles. La jeune nymphe marine qui, assise sur la croupe d’un vigoureux triton, l’enlace de ses bras par un mouvement voluptueux et pourtant chaste, n’a pas de rivales parmi les marbres grecs. Maintenant d’où vient que ce déploiement de nudités ne peut blesser le regard le plus sévère ? D’où vient au contraire qu’on est noblement charmé, que peu à peu on arrive à n’en plus recueillir qu’une jouissance exclusivement intellectuelle ? Ces