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avait certes ni la foi d’un ascète ni le tempérament d’un Jérémie chez cet élève efféminé et languissant du viveur Rossini ; qui pourrait nier cependant l’action toute-puissante qu’il exerça sur l’Italie d’alors en tant que nation ? C’est que l’émotion a pour agir sur nous des secrets irrésistibles, et que le chantre de Norma et de la Sonnambula sut mettre dans sa cantilène ce que Rossini, tout en produisant des chefs-d’œuvre de coloration et d’élégance, n’a jamais su mettre dans sa cavatine. Rappelons-nous Rubini, l’accent, la subjectivité du chanteur remplaçant la virtuosité. L’Italie captive et gémissante trouvait dans ce lyrisme inconscient l’expression vague de ses sanglots, et s’en allait, super flumina Babylonis, comme les anciens Hébreux, chantant son cantique de Sion le long des fleuves. Qu’on se l’explique ou non, l’enthousiasme patriotique excité par Bellini reste un fait unique. Quand il mourut, on le mit tout de suite au rang des dieux, on fit de cette existence si brève et si brillante une sorte de mythe national, on se hâta de le placer à côté de Raphaël.

Les gens qui reprochent à Bellini son ignorance sont des pédans qui ne savent ce qu’ils disent. Bellini avait appris tout ce qu’il faut apprendre. Ses incorrections, presque toujours voulues, tiennent à la propre nature de son génie. Plus de science eût entravé son émotion, nui au courant élégiaque ; rien de précis, de fixé dans cette œuvre, tout y flotte au gré de l’âme, ses tragédies sont de simples ébauches d’où la cantatrice dégage le type qui lui convient. La Pasta, Jenny Lind, Mme Viardot, ont rendu Norma chacune à sa manière ; autant de tentatives, autant de variantes, et la figure qu’on vous met devant les yeux semble toujours la vraie. Bellini n’est pas précisément un grand artiste, c’est un inspiré quelque peu monotone, un élégiaque qui dans sa complainte a su mettre l’accent de l’âme humaine, ce qui fait que ses mélodies à la mode de 1835 n’ont point passé et qu’un certain sentimentalisme peut en elles trouver encore aujourd’hui sa note. Pourquoi dans cette musique aimable et tendre, sympathique à tant de gens, où chacun peut voir ce qui l’occupe, M. Sainte-Beuve à son tour ne verrait-il pas Moschus et Théocrite ?


F. DE LAGENEVAIS.



ESSAIS ET NOTICES.

Avant le Jour, poésies par M. Laurent-Pichat.


Hâtons-nous de dire que ce titre volontairement mystérieux n’est point un de ces titres vagues et prétentieux qui n’annoncent que des rêveries ou des stances à la lune. M. Laurent-Pichat, depuis longtemps mêlé aux