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relle, inconsciente, pleine d’héroïque noblesse. Cette divination d’un état d’indépendance physique que l’humanité ne connut à ce point en aucun temps ni en aucun pays, pas même dans la Grèce antique, est à coup sûr une faculté essentiellement personnelle. Ajoutez que partout où la main d’un élève n’a pas trahi la pensée de l’artiste, on ne saurait surprendre la moindre trace de ce défaut qui se nomme la manière. La manière en peinture est une habitude fâcheuse, une sorte de routine individuelle où se dénote une certaine absence de verve et de fécondité. Or, quoique les êtres auxquels Raphaël a soufflé la vie soient de la même famille et procèdent avec évidence du même père, chacun a la physionomie de son âge, de son sexe et de son caractère. Par exemple, il a créé des légions de bambins adorables : en est-il un seul qui soit la répétition d’un autre ? Et quand il arrive au peintre d’enflammer de l’éclair du génie le regard d’un de ces enfans, un miracle d’harmonie opère aussitôt la fusion entre ce jeune corps et cette âme d’un autre âge, comme dans le Jésus de la Vierge de Saint-Sixte. Ce naturel, cette souplesse, cette fécondité inépuisable, cet art de varier à l’infini les aspects de la forme nue, quel milieu, quels maîtres, quel moment, pourraient les donner à qui n’en aurait pas reçu le don dès sa naissance ?

Pour déposséder le génie au profit des énergies physiques et sociales, on invoque les spectacles dont chacun était témoin au début du XVIe siècle, et qui ont dû imprimer aux facultés plastiques de l’artiste la direction qu’elles ont suivie. Ces faits, nous les admettons avec une partie des conséquences qu’on en déduit. Sans contredit, vers 1500, le corps et la force physique jouaient dans les mœurs un rôle plus considérable qu’aujourd’hui. Le costume d’ailleurs, plus étroit, dessinait mieux les mouvemens des membres. Que ces déploiemens habituels de vigueur musculaire, ces fréquentes exhibitions de formes humaines, aient développé chez les peintres l’intelligence du nu, nous ne le nions pas. Raphaël, comme ses camarades, reçut cette éducation du regard, d’autant plus efficace qu’elle était incessante. Dès ses jeunes années, il eut sous les yeux, soit aux fêtes ducales d’Urbin, soit chaque jour près des murs de la ville, les exercices de l’aïta, divertissement national analogue à notre jeu de barres. Son esprit éveillé étudia certainement avec une curiosité avide les élans, les bonds, les feintes des combattans et les contractions de leurs muscles, faciles à saisir sous le tissu collant des justaucorps. Plus tard il assista aux courses d’hommes nus qui faisaient partie du programme de certaines fêtes romaines. À tout moment, il voyait des rixes terribles que multipliaient la violence des passions et la férocité des mœurs. En présence de ces mille scènes où le corps était l’acteur principal, on