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un poète du nom d’Isenhofen qui se cacha derrière une de ces vastes étuves, et découvrit ainsi les projets des confédérés tenant conseil. Avant le jour, il s’échappa, fuyant les chemins battus, et courut à perte d’haleine à travers la forêt pour aller rejoindre sur la lande les hommes de Zurich, qui étaient alors en guerre avec les cantons primitifs. Ces poêles jouent un grand rôle dans l’histoire des Suisses comme dans leur vie privée. Un enfant surpris à Lucerne en 1333 dans le cabaret des tailleurs, partisans de l’Autriche, faillit être tué. Il n’échappa qu’à la condition de jurer qu’il ne dévoilerait à âme qui vive le plan des conspirateurs. Il courut à l’auberge des bouchers, où s’assemblaient les partisans de la liberté, et, allant prendre sa petite place derrière le poêle, il ne dit à personne le complot qu’il avait découvert ; mais il le chanta au poêle et en rimes qui sont encore aujourd’hui sur le mur de cette taverne. On affligerait beaucoup les Lucernois en élevant des doutes sur l’authenticité de cette petite pièce.

On voit quelle place tenait la chanson dans la vie politique des Suisses. Elle touchait à tout ce qui fait l’objet de l’éloquence populaire. Elle était tour à tour un signe de ralliement, un chant de triomphe, un monument des gloires du pays. L’opinion publique prenait un corps dans ces vers qui se répétaient de proche en proche. De même autrefois, en Irlande et dans les pays gaéliques, les chants remuaient le peuple et décidaient de la guerre ou de la paix ; les bardes y composaient une sorte de parlement poétique. La Suisse républicaine ne vit pas une organisation si régulière ; tout y était plus petit, plus dispersé ; mais de temps en temps, quelque grand intérêt unissant des cantons qui n’étaient que des villes, quelquefois des bourgs, une pensée nationale s’élevait de cette confusion, planait sur ces montagnes, éternelles barrières entre les hommes, et des poètes rustiques, dans une langue rustique comme eux, trouvaient des accens dignes de l’exprimer. Défis, menaces, reproches, cris de vengeance, voilà ce qui remplit la chanson quand elle précède la guerre. Les villes qui embrassent le parti de l’ennemi sont interpellées pour entendre les malédictions et les injures dont on les accable ; les villes fidèles à la confédération reçoivent d’enthousiastes louanges qui retentiront de vallées en vallées. La prière se mêle aux angoisses de la guerre, la douce heilige Maria et le divin enfant sont appelés au secours de la patrie. Les saints particuliers de la Suisse, saint Vincent, saint Hilaire, saint Ursen, saint Fridolin surtout, qui est venu d’Irlande prêcher le christianisme dans ces forêts sauvages, saint Fridolin appelé le fidèle piquier, treuer Lanzenmann, patron sans doute des fantassins, sont invoqués avec des cris de guerre. Ces bienheureux ont toujours fait preuve de leur dévouement