Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/804

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pieds au-dessus de la mer, désert de neige et de glace en hiver, amas de rochers stériles en été. Telle est la mélancolique histoire des origines du peuple suisse. Les autres peuples de l’Europe datent aussi leurs commencemens de quelque émigration ; mais les émigrans dont ils descendent sont des conquérans qui sont venus les armes à la main prendre les biens de la terre et réduire les hommes en esclavage. Les premiers habitans des hautes contrées de la Suisse firent une invasion aussi modeste que douloureuse et pénible. Étant les derniers venus ou les plus faibles, ils furent les conquérans des forêts, des précipices, des roches dénudées. Ainsi devait commencer cette nation. Quand même la légende de son origine ne serait pas vraie, on ne pourrait imaginer quelque chose de plus juste, de plus profond, de mieux appliqué au génie de ce peuple de travailleurs, démenti vivant de la fausse pastorale de nos romances modernes sur la Suisse.

A vrai dire, ces rudes laboureurs ont tellement transformé leur sauvage patrimoine qu’ils en ont fait un jardin de délices. Au-dessous du glacier de l’Aar s’ouvre une large vallée appelée Hasli. Là s’établit, il y a des siècles, une colonie venue du nord, dont la légende est racontée par l’Ostfriesenlied ou chant de la Frise orientale. Si l’on en jugeait par l’aspect qu’elle présente aujourd’hui, les premiers hommes qui entrèrent dans cette vallée auraient découvert un paradis terrestre. On y arrive par le lac de Thun aux ravissans détours, avec les glaciers pour fond, et par celui de Brienz, plus sévère, plus encaissé, dont une prison de noires montagnes rétrécit l’horizon. En sortant du lac de Brienz, en se dirigeant toujours au sud-est vers les glaciers, on côtoie l’Aar entre deux hautes murailles de rochers. Celle de gauche est un immense bras du majestueux Titlis, le roi des monts qui enferment le lac des Quatre-Cantons. Il semble ne pas vouloir permettre que ses eaux se détournent des immenses forêts qu’il nourrit le long de ses pentes. Le Rothorn, sec et rougeâtre comme son nom l’indique, forme les premiers contreforts de ce gigantesque rempart. Il a des renflemens qui ressemblent à des bastions ; sur leurs flancs sans ombrages, mais parsemés de fleurs alpestres, tourne lentement la route qui escalade la puissante forteresse, Aux fortifications brûlées du Rothorn succèdent, toujours sur la gauche, de sombres parois en retraite qui se prolongent en montant sans cesse jusqu’au Titlis. Les forêts noirâtres de sapins qui en garnissent les redoutables glacis ont fait donner à cette chaîne de monts étages le nom de Brünig. A droite, la muraille qui enferme la vallée de l’Aar est le dernier massif nord-est des Alpes bernoises. Là viennent s’arrêter brusquement en une ligne de précipices de mille pieds de