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La célébrité à Interlaken, qui est devenu le rendez-vous de l’Europe. Ces fêtes étaient pour ces pâtres des événemens. Des chansons rappelaient la date, la durée des réunions, les noms de ceux qui y remportaient le prix de la course, du saut, du tir à l’arquebuse. Nous venons de voir que les hommes de Frütigen, invités dans le pays d’Hasli, assistaient à la lecture de la légende de la famine et de l’exil. Une de ces chansons commémoratives des fêtes nous apprend le fruit qu’ils en tiraient. Leur seigneur ayant cédé à la république de Berne ses droits sur leur vallée, pour n’être pas les vassaux d’une ville, ce qui était le pire des vasselages, ils vendirent durant sept ans toutes leurs bêtes bonnes à abattre, et en amassèrent le produit. Une population tout entière s’abstint de viande sept années pour être libre. Il ne manque donc rien à l’épopée de la faim, pas même les actes de courage qu’elle pouvait inspirer. A la bataille d’Hastings, une voix s’éleva parmi les Normands pour chanter la chanson de Roland et pour aiguillonner le courage des chevaliers. L’ardeur guerrière allumée par le ménestrel participait de l’éclat et de la noblesse de ses accens ; mais les effets produits par le chant de la résignation et de la force morale n’ont-ils pas aussi leur beauté ? A des chevaliers il fallait une poésie qui eût le son de la trompette : l’Ostfriesenlied ressemble à ces chansons qui marquent les temps du travail et charment la fatigue des ouvriers dans les ports, des bûcherons dans les forêts, canit frondator ad auras. Son éloquence monotone est faite pour soutenir le courage dans les longues routes et dans les épreuves continuelles.

Notre temps serait bien préparé pour comprendre une poésie de ce genre. Il nous semble qu’un grand poète tirerait du sujet de l’Ostfriesenlied une composition neuve et forte, affranchie des formes vieillies du poème épique, mais tout animée des idées modernes, et renvoyant aux hommes de notre siècle l’écho de leurs passions. Qui sait même si cette épopée que nous rêvons n’est pas déjà faite ? Qui sait si l’auteur d’Hermann et Dorothée n’avait pas lu l’Ostfriesenlied ? S’il ne l’a pas lu, il en a retrouvé le fond dans les effrayantes réalités dont il fut témoin, dans ces émigrations de villageois qui fuyaient nos armées républicaines et encore plus les soldats allemands, devenus bandits au milieu du désordre universel. Ce que Goethe a voulu chanter, ce n’est pas le roman de je ne sais quelles amours obscures, c’est l’épreuve terrible d’un temps où l’homme n’est plus qu’un étranger sur la terre, où tout est en mouvement, où les sentiers ordinaires de la vie sont rompus, la maison renversée, le jardin et le champ ravagés, l’homme et la femme bannis de leur maison. Mêmes tableaux, même pensée finale dans les deux poèmes, que malgré ces ressemblances on n’oserait