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la fin du XIIIe siècle, a pris part au même mouvement, le premier essai de liberté, a combattu pour la même cause, l’indépendance d’une race, a vécu dans la mémoire du peuple pour le même motif, le dévouement au pays. On ne conçoit pas mieux les ballades suisses sans un vrai Guillaume Tell que le poème de Harry l’Aveugle sans un Wallace, et le cycle du franc-archer sans un Robin Hood. L’histoire doit renoncer au tyran Gessler et à l’anecdote de la pomme ; mais il lui reste le souvenir d’un arbalétrier hardi qui s’est le premier révolté contre les baillis de l’Autriche. La tempête sur le lac est romanesque, mais quelque intrépide nautonier a montré de quelle ressource étaient ces eaux profondes pour la défense des cantons. Guillaume Tell n’a pas tué le fabuleux Gessler dans le chemin creux, sous le Rigi, mais il a fait connaître aux siens comment ils pouvaient tourner une montagne et ramper sous les arbres afin de percer le cœur des fiers chevaliers. Il n’a pas fondé la liberté, mais il a montré le moyen par lequel on la fonde, le dévouement. Pourquoi un homme courageux, un héros, n’eût-il pas fait une partie de ces choses, et n’est-il pas téméraire de donner un démenti absolu à tant de générations moins oublieuses que nous ?

Historique ou fictif, le héros national a les traits principaux du Suisse. Il cache la ruse sous une apparente simplicité d’esprit. Il est humble, mais sa colère perce bientôt. Sa nature est âpre, ses nerfs d’acier : il ne fallait rien moins pour consentir à l’épreuve de la pomme. Cette ruse et cette dureté, il les partage avec ses concitoyens ; mais des pâtres, des laboureurs, plient sous le joug, il a de plus qu’eux la fierté. « Aucun paysan n’osait parler ; ceci m’était réservé… Je voyais leurs larmes, j’entendais leurs plaintes ; je résolus de risquer ma vie. » Guillaume Tell est soldat, mais libre et sans autre discipline que celle de la cause commune : c’est un franc-archer, un de ces manans guerriers qui ont formé la première infanterie en Europe. Enfin il se sacrifie au salut de tous, et c’est pour cela qu’il devient le héros et le type même de la confédération ; il commence la nationalité, son souvenir est l’exhortation à la fidélité, à l’union, son nom signifie dévouement et patriotisme. Le premier Tellenlied, celui de 1477, a pris naissance dans la guerre de Charles le Téméraire, c’est un chant de triomphe ; le second a été remanié à l’époque de la guerre de trente ans, c’est le mot d’ordre de la neutralité. Dans le premier, le nom de Tell sert à exalter le courage ; dans le second, à prémunir les Suisses contre l’or des embaucheurs. Ces ballades vivent encore dans la mémoire des hommes : lors de notre invasion en Suisse, elles furent chantées contre nous. N’est-ce pas un rare enthousiasme pour un homme qui n’aurait jamais existé ?


Louis ETIENNE.