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souverain, après le premier moment de stupeur et de colère, les Piémontais, bientôt relevés sinon calmés, s’entendirent merveilleusement pour parer le coup. Recueillant leurs forces sans perdre un moment, ils firent d’héroïques efforts pour retenir ou ramener chez eux tout ce qu’ils pouvaient reprendre ou garder de la royauté perdue. Les palais abandonnés se repeuplèrent en un clin d’œil, les travaux commencés continuèrent, les nouveaux quartiers, qui paraissaient inutiles, furent construits avec un redoublement d’ardeur. La place du Statut s’entoura de palais et d’arcades, de nouvelles promenades s’étendirent le long du Pô ; il s’éleva des églises, une synagogue ; il s’ouvrit quantité d’instituts, notamment un musée industriel ; il se forma des établissemens militaires ; l’immense édifice que Turin destinait à ses députés, et qui commençait à sortir de terre au moment où les chambres émigrèrent à Florence, ne resta point suspendu, menaçant, comme les travaux de Carthage : il est achevé jusqu’au faîte, et regarde pompeusement la statue équestre de Charles-Albert. Loin de faire des économies, l’ancienne capitale a augmenté ses dépenses. En 1863, quand elle gouvernait encore, elle n’avait consacré que 1,500,000 francs aux travaux publics, en 1865, après sa déchéance, elle y employa 2,729,000 francs, en 1866 200,000 francs de plus, et elle vient d’offrir au prince Humbert des fêtes magnifiques. Abandonnée par la cour et les ministres, elle s’est repeuplée d’anciens Piémontais qui l’avaient quittée au temps de sa splendeur, et qui lui sont revenus fidèlement dès qu’elle a pu leur offrir une hospitalité moins coûteuse.

Vous quittez Turin, vous descendez à Gênes : ici, tout vous frappe, l’architecture de la gare, qui est un monument, le mouvement du port, qui est le plus vivant d’Italie, la gaîté des maisons bariolées qui se hissent les unes par-dessus les autres pour regarder la mer. En vous promenant dans les rues, vous vous sentez dans un pays libre ; le gouvernement peut être attaqué, bafoué même, sans que l’ordre social se déclare ébranlé jusqu’en ses fondemens. Les petits journaux, très violens, placardent des affiches quotidiennes où ils donnent leur menu pour allécher les chalands ; ces titres d’articles passeraient chez nous pour séditieux, à Gênes on n’y prend point garde. Le pouvoir se montre à peine, il ne fait point étalage de ses inquiétudes, il n’a pas l’ostentation de la peur. Le peuple est vif et le sang lui monte facilement aux yeux, mais il travaille ; les gens du port, pêcheurs ou marins, sont laborieux et courageux ; les marchands, très fins, gagnent de l’argent même en temps de crise ; le commerce attend avec impatience l’achèvement de deux grands travaux dont il saura profiter, le percement des Alpes et celui de l’isthme de Suez. Cependant les voies ferrées qui doivent relier Gênes à Nice et à Livourne avancent chaque