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cette procession flottante est le cortège funèbre d’un patriote. Les Vénitiens, de nos jours ont donné les plus belles fêtes nationales qu’on ait vues de notre temps. Ce n’étaient pas des spectacles offerts au pays par le pouvoir ni par le pays aux étrangers, c’étaient des drames vivans où le peuple tout entier, sans être forcé d’apprendre un rôle, se mettait lui-même en scène et ranimait ses souvenirs, célébrait ses gloires avec une pathétique ingénuité d’enthousiasme et d’émotion. Ceux qui ont vu Venise en ces grandes occasions ont pu se figurer ce qu’étaient les Panathénées en Grèce et les triomphes à Rome.

En quittant les lagunes, il y a peu d’années, vous preniez la diligence à Padoue, et cette diligence, après avoir roulé toute la nuit, vous déposait à l’aube sur les bords du Pô. On restait alors dans la neige ou dans la boue, selon la saison, jusqu’à ce qu’un bateau vînt vous prendre. Le fleuve, en hiver, charriait des glaçons entre lesquels on entendait craquer les parois de la barque. Rien de plus lugubre que ce trajet par les froides matinées de janvier sur une rivière gelée dont les rives étaient cachées par le brouillard. Enfin le batelier vous déposait sur l’autre bord ; il fallait alors attendre des facchini pour transporter vos effets à la douane, d’autres facchini pour les hisser sur la voiture qui vous cahotait rudement jusqu’à Bologne, où vous n’arriviez que la nuit tombée ; le voiturin n’avait garde de vous cacher que la route était peu sûre, et que peu de jours auparavant, à tel endroit qu’il vous montrait du fouet, des malandrins avaient dévalisé le courrier. C’est ainsi qu’on voyageait encore en janvier 1861. Aujourd’hui ce passé récent paraît invraisemblable. Le train qui part de Venise à dix heures et demie vous mène en quatre heures à Bologne, et traverse le Pô sur un pont de bois qui sera bientôt remplacé par un pont de fer. Les brigands qui infestaient ces contrées ont disparu ; les assises de Bologne en jugèrent une centaine il y a peu d’années, les autres se sont probablement sauvés dans les états pontificaux. Bologne est une ville posée, sensée, où l’on voudrait voir un peu plus de mouvement. Elle s’agite bien quelquefois, mais ce sont des tumultes d’enfans excités par d’autres enfans plus vieux et par conséquent moins excusables : tout se borne à des massacres de vitres et de réverbères. Les habitans prennent peur et ferment leurs boutiques. Les étudians, peu nombreux (ils ne sont que 600), ont l’esprit vif, et des professeurs trop complaisans font les mazziniens pour leur plaire ; néanmoins tous, élèves et maîtres, fort doux au fond, n’ont que des colères factices, des bonds de moutons enragés. La bourgeoisie, très prudente, n’envoie à la chambre que des députés conservateurs. La ville se développe et s’embellit, recule ou abat des portiques, élargit ses rues, fortifie ses remparts. Elle est plus visitée que jamais grâce aux quatre ou cinq