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peu aussi le même ennui que l’on retrouve partout sous ces diverses formes. La chasse et la pêche font seules diversion à la monotonie de l’existence. Cerfs caribous, lièvres, outardes, canards, perdrix, courlieus, poil et plume, le chasseur peut tout voir au bout de son fusil, s’il se sent assez de feu sacré pour faire sa trouée dans les halliers qui servent de retraite au gibier. Le pêcheur n’est pas moins favorisé ; pour lui, Terre-Neuve est bien véritablement la terre de promission. En quel autre point du globe jouira-t-il du beau spectacle d’un seul coup de seine ramenant jusqu’à 10,000 morues ? Où verra-t-il ailleurs les homards grouiller sur le fond en telle surabondance qu’un équipage de canot en ramasse aisément de quatre à cinq cents en une heure à marée basse, et cela tout simplement à la main ? S’il dédaigne comme trop faciles ces pêches miraculeuses, il trouvera le long de chaque ruisseau les savantes émotions de la pêche à la ligne et d’abondantes récoltes de truites, ou même de saumons. Enfin Terre-Neuve est l’un des derniers points où l’on peut encore avoir la bonne fortune de rencontrer et d’étudier le castor, cet intéressant animal dont le sort lamentable, disait sentencieusement l’abbé Raynal, est fait pour arracher des larmes d’admiration et d’attendrissement au philosophe sensible. Je ne crois pas qu’on puisse encore voir aujourd’hui de ces curieuses bourgades dont les voyageurs du siècle dernier nous ont laissé la description, et où les castors vivaient réunis par centaines ; les persécutions acharnées des chasseurs en ont eu raison. Cependant on trouve encore des familles isolées, et lorsque, près des étangs qui abondent dans l’intérieur des forêts, on aperçoit des arbres (aulnes ou bouleaux, mais jamais résineux) abattus, émondés, dolés et débités aussi proprement que si l’herminette du charpentier y avait passé, on peut être certain que la demeure d’une famille de castors n’est pas éloignée. Pour moi, c’est tout ce que j’en vis : une cabane abandonnée le jour même par ses habitans, à la suite de l’invasion brutale d’un chasseur qui avait abattu un des pans de l’édifice, et défoncé le toit à la forme de pigeonnier. On distinguait très bien tout autour, à l’intérieur, une série de compartimens juxtaposés, ressemblant en quelque sorte à des alcôves, et remplis de mousse, d’herbe fine et de pelures de bouleau, tandis qu’au centre un espace libre assez vaste, où se voyaient encore des restes de truites, devait avoir servi de salle à manger.

Le principal intérêt de cette campagne est d’étudier les mœurs de la population assez singulière qui, sous le prétexte de garder nos établissemens de pêche pendant l’hiver, s’est peu à peu fixée sur les divers points de la côte fréquentés par nos navires. D’origine anglaise ou plus souvent irlandaise, on a peine à comprendre quel