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d’un hivernage tropical. Pour que les matelots pussent mieux profiter de ce changement de climat, ils furent occupés à terre à doter la petite île de Saint-Pierre des voies de communication qui lui manquaient, et ce fut ainsi que l’on vit s’ouvrir à travers les forêts de l’intérieur la route de la Cléopâtre, la route de la Bellone, celle de l’Iphigénie, du Surcouf, du nom des différens navires qui s’illustrèrent ainsi successivement dans la carrière des ponts et chaussées ; puis, comme un progrès ne vient jamais seul, l’administration locale se piqua d’honneur, et fit don au port d’un système de quais et de jetées. Enfin en 1867 les embellissemens de la colonie furent complétés plus coûteusement qu’on ne l’eût désiré par l’intervention brutale d’un incendie, qui força les habitans à reconstruire leurs maisons plus espacées et moins exposées au feu. C’est ainsi que Saint-Pierre prit peu à peu l’aspect d’un port de commerce à peu près respectable, et que ce rocher perdu, condamné par la nature à une stérilité absolue, n’en est pas moins devenu le siège d’un mouvement maritime qui s’accroît chaque année.

Le moment le plus animé est vers la fin du mois de mai, lorsque la flotte des banquiers vient débarquer le produit de sa première pêche, et acheter en même temps aux goélettes venues de la côte anglaise le capelan destiné à servir de boîte ou d’appât pour la seconde pêche. Alors, pendant quelques semaines, la rade est couverte de navires, le mouvement des entrées et des sorties est incessant, et à terre les rues ne désemplissent pas de matelots en goguette, traînant de taverne en taverne leurs énormes bottes de mer montant à mi-cuisses. C’est aussi le moment de la grande activité dans toutes les habitations, où se préparent pendant cette campagne d’été les expéditions destinées aux divers marchés que nous alimentons, Boston, les Antilles, Marseille, la Réunion. — Un fait assez curieux est que le premier choix de morue est invariablement réservé à la place américaine de Boston, les qualités inférieures étant considérées comme suffisantes pour nos colonies, où des tarifs différentiels en protègent la vente. Quoi qu’il en soit de cette conséquence inattendue du système protectioniste, et si artificielle que puisse paraître la prospérité de Saint-Pierre, toujours est-il que le commerce s’y traduit annuellement par un chifire.de 13 à 14 millions de francs, qui tend à augmenter ; l’exportation de morue séchée y est en moyenne de 12 millions de kilogrammes par an. C’est sans nulle mauvaise intention d’ailleurs que nous qualifions cette prospérité d’artificielle, car personne n’ignore que l’existence des pêcheries de Terre-Neuve repose forcément sur le maintien d’un système de primes renouvelé pour dix ans en 1860. — Ces primes, de deux sortes, sont les unes de 50 francs par homme d’équipage