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portes, et mit à la place de ses gardes une vieille femme avec sa quenouille pour demander le péage.

Le plaisir est quelquefois, suivant un mot de Byron, le plus sérieux des moralistes, et l’idylle cache le drame. Sous les apparences de bonheur inaltérable que présente ce pays, nous avons retrouvé la faim, la pauvreté, la guerre, les passions avides ou sanguinaires du passé. L’avenir sera-t-il un âge d’or, et les choses humaines sont-elles destinées à perdre leur côté obscur et triste ? Ne nous flattons pas. Ce ne sont pas seulement les avalanches ou les chutes de montagnes qui menacent ce beau pays. Il aura toujours, comme, ses voisins, comme nous tous, à suivre l’exemple des aïeux, à maintenir l’héritage de la nationalité. Nous le parcourions dans cette redoutable année 1866, et il nous semblait que nous entendions gronder la tragédie sous l’églogue. La nation était émue : les bruits d’annexion couraient de toutes parts. Un instant la Suisse a eu peur de la France : on parlait du retour des Welsches, non plus dans des ballades, mais dans les journaux. Bientôt, comme au XVe siècle, on se retourna vers l’Allemagne. Les griefs contre nous avaient changé : on nous accusait d’avoir livré l’Autriche. Chose imprévue, l’Autriche n’avait que des partisans parmi les petits-fils de Guillaume Tell : le paon et le taureau étaient réconciliés, les journaux du XIXe siècle étaient en complet désaccord avec les ballades du XVe. Au fond, le sentiment était le même, et la Suisse indépendante de nos vieux poètes se retrouvait. Bon gré, mal gré, nous partagions ces inquiétudes : qui pouvait dire si cette contrée, chef-d’œuvre de la nature et du travail humain, n’allait pas être violée, ensanglantée, si ce peuple tranquille n’allait pas être victime des excès de la force ? Ces craintes, grâce à Dieu, se sont trouvées vaines. Puisse l’Helvétie, durant de longues années, continuer, d’être le terrain neutre du repos et de la paix ! Puisse également, si ce retour sur notre pays nous est permis, puisse la France actuelle n’être pas plus mal inspirée que celle de Louis XI et même de Louis XII !


LOUIS ETIENNE.