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Aussi, tant que les grands états n’auront point d’hommes et surtout de navires à sacrifier à la dangereuse et continuelle attente de quelque brèche dans ces épaisses banquises, ce n’est point par une route exceptionnellement libre qu’il faudra tenter d’atteindre le pôle nord, c’est par une voie qui ne soit que rarement encombrée.

À ce titre, le choix de la passe de Behring s’impose comme une nécessité. On ne peut invoquer contre cette route ni des échecs antérieurs ni les innombrables difficultés que les autres voies présentent à première vue. Nous n’avons ici ni ice-bergs, ni courans dangereux. Le voyage de Wrangel prouve qu’en beaucoup de points la banquise n’est pour ainsi dire qu’un mince écran, séparant à peine durant quelques mois les flots libres de la Polynia des eaux de la mer de Behring fréquentées tous les ans par de nombreux baleiniers. C’est en se fondant sur ces indications de Wrangel, et après avoir fait lui-même une campagne de reconnaissance dans ces parages, que M. Gustave Lambert a fixé son choix sur la route qui doit le conduire au pôle. Après avoir franchi le détroit de Behring au plus tôt en juillet, il se dirige vers l’ouest, dépasse le cap Serdze, puis le cap Nord de Cook, point extrême atteint par ce grand navigateur. On se trouve alors au milieu de débris meubles de banquise, entre lesquels on guide le navire en faisant sauter avec de la poudre ou en coupant avec des scies quelques barrières plus étendues ; on pénètre dans la mer libre, on traverse en navire les points où le traîneau de Wrangel était arrêté par les flaques d’eau séparant des fragmens de glaces minces et plates, et on gagne enfin le pôle nord.

Le choix de la passe de Behring vient d’ailleurs d’être justifié d’une manière aussi éclatante qu’inattendue. Au mois d’août 1867, le capitaine américain Long, commandant le baleinier le Nil, est entré dans la mer polaire, et a pu, sans rencontrer d’obstacles sérieux, s’approcher jusqu’à 10 milles du point où Wrangel avait aperçu une nappe d’eau libre au. mois de mars 1823. A son retour, il a reconnu, à environ 70 milles au nord du cap Yakan, une vaste terre couverte de verdure où se jouaient des morses et des phoques[1]. L’aspect de cette terre semblait annoncer qu’elle était habitée, ce qui s’accorderait avec les traditions conservées chez les indigènes de la côte sibérienne. « La route que je recommanderai, dit le capitaine Long dans une lettre publiée par le Moniteur commercial d’Honolulu du 18 janvier dernier, serait la suivante. Il faudrait suivre la côte d’Asie depuis le détroit de Behring jusqu’au cap Recouanaï ou au cap de Chelagskoï. C’est vers la côte que la glace fond d’abord, et les nombreux courans d’eau produits par la fonte des neiges dirigent la glace au nord, de manière à former le long de la terre un passage libre qu’un vaisseau peut très bien traverser, surtout s’il est aidé par

  1. Ces faits ont été confirmés par tous les baleiniers qui ont visité ces parages au mois d’août dernier, et notamment par le capitaine Labaste du navire le Winslow.