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de dîner plusieurs fois avec lui en petit comité, et je l’ai entendu parler plusieurs heures de suite avec une présence d’esprit prodigieuse : tantôt avec finesse et originalité, tantôt avec une éloquence et une chaleur de jeune homme. Il est au courant de tout, il s’intéresse à tout, il a de l’admiration pour tout ce qui peut en admettre. Avec ses cheveux blancs, sa robe de chambre bien blanche, il a un air tout candide et tout patriarcal. Entre son fils, sa belle-fille, ses deux petits-enfans qui jouent avec lui, il cause sur les sujets les plus élevés. Il nous a entretenus de Schiller, de leurs travaux communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu’il aurait fait, de ses intentions, de ses souvenirs : il est le plus intéressant et le plus aimable des hommes.

« Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut, déplaire, parce qu’il est occupé de tous les autres talens. »


Mais la lettre citée se terminait par cette phrase assez épigrammatique :


« Vous allez croire que la manie admirative des Allemands pour leur poète m’a gagné. Pourtant je n’en suis pas encore au point de la bonne dame chez laquelle je demeure ici, qui s’extasiait sur ce que l’abondance des idées du grand homme était telle qu’il lui avait fallu un secrétaire ! Avoir un secrétaire est dans ce pays-ci sans exemple… »


Je ne sais ce qu’en pensa la bonne dame chez qui il logeait, mais en général à Weimar on prit très bien l’indiscrétion[1].

  1. Ampère cependant essaya de raccommoder la chose dans une autre lettre écrite à l’éditeur du Globe et insérée dans ce journal le 31 juillet 1827 ; il y disait : « — Berlin, 5 juillet 1827. — Monsieur, un fragment d’une lettre de moi, écrite de Weimar, a paru il y a environ un mois dans votre journal sans ma participation. Je ne viens point faire une réclamation tardive contre une publication dont le but était évidemment de montrer sous un jour nouveau le grand homme que l’Allemagne et l’Europe révèrent en faisant surprendre, pour ainsi dire, à travers l’abandon d’une lettre particulière la bonhomie et le charme de son intimité ; je me contenterai de remarquer que de pareilles publications ont toujours leurs inconvéniens : mille mots échappent dans la rapidité d’une correspondance privée qui n’expriment pas fidèlement la pensée de celui qui écrit, mais seulement la disposition plus ou moins fugitive dans laquelle il se trouve en écrivant. Des lettres à des amis sont de la conversation commencée : la conversation, en se continuant, eût rectifié ce que le premier jet pouvait avoir d’incomplet ou d’inexact. En outre l’écriture (et vous, monsieur, qui connaissez la mienne, en savez quelque chose) peut être difficile à lire, et donner lieu à diverses méprises ; c’est par là que je m’explique la plaisanterie qui termine le fragment en question, et qui aura été aussi inintelligible pour vos lecteurs, que pour moi ; j’en suis encore à chercher ce que j’aurais pu vouloir dire en prétendant sérieusement qu’ailleurs que chez les Hottentots on ne sût pas ce que c’était qu’un secrétaire… » — Ampère va trop loin : il avait bien réellement fait la plaisanterie, et chercher ensuite à donner le change en insinuant qu’il a dû y avoir une faute d’impression, c’est compter sur trop de complaisance de notre part, et de la sienne c’est se jouer un peu de la vérité.