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seront peut-être pas inutiles. Ampère avait commencé avec Chateaubriand par une certaine colère secrète et un sentiment de répulsion assez compliqué, soit qu’il vît en lui le rival radieux qui, dans la pensée de Béatrix, occupait la première place et le rejetait lui-même au second plan, soit qu’il lui en voulût, comme ami, de certaines souffrances et de certains ennuis dont il avait été témoin ou confident, et qu’avait ressentis la Béatrix elle-même, dans les momens où elle se croyait sacrifiée à d’autres amitiés moins dignes. J’ai indiqué précédemment un léger indice, une velléité d’émancipation et d’indépendance. Malgré tout, Mme Récamier avait triomphé de difficultés plus grandes, et elle sût si bien, à la longue, adoucir et mater Ampère sur cet article délicat de Chateaubriand, qu’à partir d’un certain jour le jeune écrivain se fit une loi de ne plus rien publier, ne fût-ce qu’un simple morceau, sans trouver moyen d’y glisser au moins une fois le glorieux nom qui, dans le principe, l’avait si fort offusqué. Et plus tard, à des années de là, voyageant en Grèce, Ampère lui fit la galanterie de couper à Delphes, à son intention, une branche du laurier qui existe aujourd’hui — ou qui existait — dans l’enceinte du πέμενος, « laurier descendant en droite ligne de feu Daphné, » ainsi métamorphosée si l’on s’en souvient, et il l’envoya à Chateaubriand avec quatre pages de complimens[1].

Les choses n’en étaient pas tout à fait là encore à ce moment du voyage en Allemagne, mais déjà la paix et l’harmonie régnaient dans les cœurs. Certainement Ampère, quelques années plus tôt, s’il avait visité lord Byron en Italie, n’aurait pu en écrire librement à Mme Récamier, comme il fit de Goethe, sans choquer par là même et désobliger Chateaubriand. Byron était un des antipathiques de l’illustre auteur de René, qui le considérait comme un rival, et pis que cela, presque comme un plagiaire. Il n’y avait pas assez de place dans le ciel poétique pour tous deux, — deux soleils à la fois ! Un jour que Chateaubriand entrait chez Mme de F., fille de la marquise d’Aguesseau, et qui, née en Angleterre, avait le culte de Byron, il vit sur une console un buste nouvellement placé, et il demanda en souriant qui c’était ; sur la réponse que c’était lord Byron, il fit un geste en arrière, et son noble visage ne put réprimer une de ces grimaces soudaines auxquelles il était trop sujet. Mais ici, avec Goethe, les rapports étaient tout différens : Goethe était déjà un ancien ; Werther appartenait à un autre siècle. L’Allemagne aussi était plus loin, plus séparée de la France que l’Angleterre ; le contact, le conflit des deux gloires n’avait pas eu lieu.

  1. Extrait d’une lettre d’un compagnon de voyage et témoin oculaire, M. Mérimée.