Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le ton général. L’un et l’autre ont constamment appartenu à l’opposition libérale ; l’un et l’autre ont jugé le pouvoir avec une malveillance systématique, l’ont suspecté, dénoncé, accusé sans égard, sans pitié, quelquefois sans preuve ; l’un et l’autre ont combiné la prétention à une moralité inflexible avec toutes les passions d’une personnalité irritable et jalouse. Si Junius a professé des opinions moins avancées, moins radicales que Francis au parlement, il faut tenir compte de l’impulsion que les débats provoqués par notre révolution sont venus donner aux esprits qu’ils n’ont pas intimidés, et Francis n’a pas caché que ses idées s’étaient avec le temps modifiées dans un sens plus libéral sur plusieurs questions, par exemple sur le principe de la révolution d’Amérique.

Les billets de Junius à Woodfall, par les incidens qui les motivent, par les intervalles qui les séparent, par les sentimens, les craintes ou les impatiences qu’ils expriment, cadrent passablement avec ce que nous savons de la situation, de l’humeur et de la vie de Francis, et, s’ils sont parfois peu d’accord avec des faits connus, c’est le cas de redire qu’inquiet d’être découvert Junius devait souvent dissimuler sa trace et détourner le soupçon par des contre-vérités. « Si j’étais découvert, écrit Junius, je suis certain que je n’y survivrais pas trois jours. » Les articles qu’on lui attribue sans qu’il les ait signés n’égalent point généralement les lettres qui portent son nom. Ils en diffèrent quelquefois pour le ton, et même pour les sentimens ; mais les uns ont été écrits avant qu’il n’eût arrêté sa manière, les autres ont eu pour objet d’exprimer ce que Junius ne pouvait ou ne daignait pas dire. L’irritation du moment, une contrariété, un caprice, pouvaient suggérer à la mobilité intolérante de l’écrivain des attaques isolées et des animosités passagères. Il se négligeait, il se laissait aller. Il ne voulait répondre que des œuvres de Junius.

Quant aux écrits avoués de Francis, ils sont pour la verve et le travail, pour l’art et l’éclat du style, inférieurs aux lettres de Junius, et c’est une des difficultés qui ont engendré le plus d’hésitations ; mais elle est pareille dans tous les systèmes. Quel que soit Junius, il n’a eu tout son talent qu’une fois. C’est un homme qui, bien inspiré par des circonstances spéciales, soutenu par un rôle heureusement choisi, par un succès exceptionnel, s’est élevé à une hauteur qu’à d’autres époques il n’eût jamais atteinte. Si notre assemblée constituante n’avait pas existé, qui parlerait des ouvrages de Mirabeau ? Quelques pensées fortes et justes, noyées dans les banalités déclamatoires de ses brochures improvisées, ne lui auraient point valu peut-être deux lignes dans l’histoire littéraire de la France. Ainsi Francis pourrait être oublié, s’il n’était Junius ;