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mais si c’était lord George Sackville ou lord Temple, l’un ou l’autre n’aurait de même été écrivain que trois ans dans toute sa vie. Junius ne serait pas le premier qui ne se fût jamais égalé lui-même et qui n’eût produit qu’un chef-d’œuvre. Il est possible d’ailleurs que l’admiration ait exagéré son mérite. De bons critiques lui ont reproché de la sécheresse, de l’affectation, une recherche d’effet qui sent trop le travail, rien enfin d’involontaire et d’inspiré. Ces défauts trahissent un effort calculé peut-être pour transformer et accroître un talent qui voulait se faire admirer sans se laisser reconnaître ; on peut, de parti-pris, atteindre quelquefois des beautés qu’on n’aurait pas eues naturellement. Je n’en conclus pourtant pas, comme on l’a fait, que Junius aurait bien pu être Burke. Ce sont deux talens peu comparables. Chez l’un, la richesse d’imagination, le mouvement libre et naturel, l’abondance des idées et des figures, un style enfin qui coule à grands flots, contrastent avec la manière, nerveuse et brillante, mais quelquefois tendue et pénible, avec la diction froide, acérée, tranchante de l’autre, qui jette en passant quelques images heureuses et ne s’y arrête pas. Burke d’ailleurs est un grand esprit ; Junius, non. Mais, de ce que tout écrivain supérieur à un caractère général qu’on n’emprunte guère, il ne s’ensuit pas qu’un auteur soit toujours le même et se reconnaisse au premier mot. Rien n’est plus hasardeux que la prétention de ne pas s’y tromper. Je suppose que Louis de Montalte eût gardé son secret et que l’origine des Petites Lettres fût restée dans l’ombre, qui donc aurait songé à conclure des travaux mathématiques de Pascal ou de ses Pensées sur la religion qu’il fût l’auteur des Provinciales ? Il y a cinquante ans qu’un manuscrit clandestinement imprimé passa pour venu de l’île de Sainte-Hélène d’une manière inconnue. Les contemporains de l’empereur Napoléon étaient tous vivans, ils avaient encore l’oreille remplie de ses entretiens. En lisant cette brochure, beaucoup crurent l’entendre encore, et ce ne sont pas les moins habiles qui s’y trompèrent. Je citerai M. Molé, M. Mounier, M. de Barante. Quelques années se passèrent ; l’empereur prit la peine de réfuter lui-même d’un ton assez maussade l’écrit en question, et le bruit s’est alors répandu qu’un ancien employé de son cabinet, M. Bertrand de Novion, connu par quelques publications politiques, s’était ainsi amusé à tromper le monde. Il dut savoir qu’on le disait et ne fit rien pour empêcher de le croire : du moins n’opposa-t-il aucun démenti à la commune renommée. C’est plus tard que la notoriété publique a désigné M. de Chateauvieux. Si le mystère avait duré, si quelque curieux avait voulu le percer, qui donc serait allé chercher dans ses études spéciales l’auteur du Voyage agronomique en Italie ? qui donc