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seconde fois en Prusse ; il devait y complimenter le prince-régent devenu le roi Guillaume Ier, et sonder de la part de M. de Cavour les dispositions du cabinet de Berlin en vue d’une entente possible contre l’Autriche. Rebuté dans cette tentative, le général-diplomate n’en recueillit pas moins religieusement la « dernière pensée » du grand politique piémontais, que ne purent ébranler en lui ni les étranges procédés parlementaires du nouveau ministre prussien, ni son attitude dans la question polonaise et ses violences contre le Danemark. Du reste la situation de l’Italie était telle que, pour se délivrer du quadrilatère, elle aurait fait son pacte avec tout ange ou démon et (c’est bien le cas de dire) marié Venise au Grand-Turc. Et de même M. de Bismarck n’était point du tout un homme à donner aveuglément dans les préjugés du parti de la Croix contre le royaume de Victor-Emmanuel : chez lui, la foi dans « la grande trinité politique fondée en 1815 sous l’invocation de la trinité chrétienne » n’était pas aussi absolue que chez M. de Gerlach. Il avait partagé cette foi, il est vrai, très longtemps et même très sincèrement, quoi qu’on ait dit. Au début de sa carrière politique, en 1859, — alors qu’il qualifiait la guerre faite au Danemark au sujet des duchés « d’entreprise éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire[1], » — M. de Bismarck avait aussi regretté que la Prusse eût laissé à la Russie « le beau rôle et l’honneur » de secourir l’Autriche contre la Hongrie révoltée. Plus tard, pendant la crise orientale, il fut l’âme de la résistance allemande contre la France et l’Angleterre : il représentait alors la Prusse à la diète de Francfort, en réalité il y était l’ambassadeur officieux du tsar Nicolas. En 1860, au moment où l’on parlait dans l’entrevue de Tœplitz de garantir à l’Autriche ses possessions italiennes au nom de l’Allemagne et de la Prusse, il applaudissait de tout son cœur à ce projet, « pourvu que le cabinet de Vienne nous prouve d’une manière pratique sa bienveillance sur le terrain allemand. » — « Je serais très satisfait de cette négociation, ajoutait-il dans son style pittoresque : une main lave l’autre, et aussitôt que nous verrons mousser le savon viennois, nous nous mettrons à laver de notre côté[2]… » Depuis ce temps toutefois, M. de Bismarck était devenu ministre, avait manié les grandes affaires du monde, et son esprit s’était élargi en proportion ; il n’avait plus la folie de la croix et de son

  1. « "Ein höchst ungerechtes, frivoles und verderbliches Unternehmen zur Unterstütsung einer ganz unmotivirten Révolution. » Discours de M. de Bismarck à la chambre de Berlin, séance du 21 avril 1849. Voyez aussi la séance de la même chambre du 17 avril 1863 (interpellations de M. Temme).
  2. Lettres intimes de M. de Bismarck, publiées dans les journaux allemands en 1866. Le passage cité se trouve dans la lettre du 22 août 1860.