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si fier de débuter. A l’entendre, le métier d’écrire était le dernier de tous ; il fallait n’avoir pas un oncle dans la cordonnerie ou un parrain dans les droits réunis pour accepter un sort si misérable.

« Nous avons pour ennemis, non-seulement nos confrères, grands et petits, c’est-à-dire tout ce qui a le talent ou la prétention de tenir une plume, mais le public lui même et le bourgeois illettré qui ne nous pardonne pas d’être supérieurs à lui. Quoi que nous fassions, on nous blâme : si j’écris beaucoup, on dira que je me livre au commerce et que je tire à la ligne ; si j’écris peu, on prétendra que je suis au bout de mon rouleau et qu’il ne me reste plus rien à dire ; si je n’écris ni peu ni beaucoup, on imaginera que je ménage mon petit fonds pour faire feu qui dure. Chaque succès nous rend le suivant plus difficile, car on devient plus exigeant à mesure que nous donnons une plus’haute idée de notre mérite ; la moindre chute fait dire aux quatre coins du monde que nous sommes de vieux chevaux couronnés, qui ne se relèveront plus.11 s’agirait tout bêtement de produire un chef-d’œuvre à tout coup ; mais Homère, Virgile, Dante, Milton, Arioste, le Tasse, Rabelais, Montaigne, Cervantes, Daniel Foe, La Fontaine, La Bruyère, Le Sage, combien nous en ont-ils donné, des chefs— d’œuvre ? Un par tête ! deux au maximum. Faire un chef-d’œuvre, mes amis, c’est concentrer tout soi dans un seul livre. Supposez que je commette cette imprudence aujourd’hui, je mourrai de faim l’année prochaine. Le public me servira-t-il des rentes ? Prouvez donc à ce glouton sans goût que la qualité a plus de prix que la quantité ! Nous sommes des galériens condamnés à toujours produire, lors même que nous n’avons rien de nouveau à conter ; il faut se remâcher soi-même incessamment, badigeonner à neuf ses impressions d’autrefois, ressasser jusqu’à l’âge le plus mûr les trois ou quatre idées originales qu’on a pu rencontrer dans sa jeunesse ! Oh ! si le genre humain pouvait perdre la sotte habitude de lire ! ou si tout simplement un honnête usurier de Versailles ou de Château-Thierry me couchait sur son testament pour douze mille livres de rente, c’est moi qui ferais vœu de ne toucher papier ni plume jusqu’à l’heure du jugement dernier ! Que la vie serait bonne I que la lumière du soleil serait douce et que les Parisiens eux-mêmes me paraîtraient jolis, si j’avais le droit de dire tous les matins, en chaussant mes pantoufles : a Pas une ligne à tracer aujourd’hui. »

Il parla longtemps sur ce ton avec une verve que je ne saurais rendre, mais dont je fus un peu consterné. Mon voisin devina sans doute ce que j’éprouvais, car il me dit à l’oreille :

« Ne faites pas attention, il est toujours ainsi lorsqu’il travaille pour vivre, et le pauvre garçon ne fait pas autre chose depuis six mois. »

Cette révélation me fit prendre le dix-neuvième siècle en mépris. Un tel