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être l’art suprême avec lequel il a su manier la vérité : cet homme de génie a su donner à la franchise même toutes les vertus politiques de la fourberie. Très rusé et très astucieux quant aux moyens, il a cependant toujours été, sur le but qu’il poursuivait, d’une désinvolture, d’mie indiscrétion sans pareilles; encore tout récemment n’a-t-il pas eu la loyauté de déclarer à un diplomate français que « la fameuse ligne du Mein n’était qu’une grille posée dans un ruisseau : la grille reste, mais l’eau passe?... » Et cependant ce fut précisément cette franchise qui l’a toujours encore mieux servi que le plus artificieux de ses stratagèmes : il réussissait à discréditer d’avance ses desseins à force de les livrer à tout propos et à tout venant. Dès le début de sa carrière, alors qu’il représentait son pays à Francfort, il ne cessait de prédire à quiconque voulait l’entendre qu’il broierait un jour la confédération et balaierait « une poussière de petits souverains. » M. de Rechberg, à ce moment son collègue à Francfort, haussait les épaules, se contentait de sourire, de l’appeler un bursche, et, devenu plus tard ministre des affaires étrangères à Vienne, il n’hésita point à s’embarquer avec ce bursche dans l’expédition des duchés. Après cette guerre du Danemark, le ministre de Prusse passait encore pour un personnage moquable aux yeux de graves diplomates, et on ne l’estima non plus ni très sérieux ni très dangereux à Biarritz malgré le chef-d’œuvre de Gastein, malgré des confidences bien vastes au sujet de l’Allemagne. Brutus d’un genre tout nouveau, Brutus au rebours, il avait beau multiplier les preuves d’une intelligence rare, il avait même beau dénoncer à tous les Tarquins du monde ses projets de révolution et d’ambition, il n’en devait pas moins arriver à ses fins, grâce au parti-pris des Tarquins de le proclamer fou. Si ce mot parvint jamais aux oreilles du ministre, il dut probablement se consoler par cette pensée de son compatriote, l’humoristique Jean-Paul, que la folie est parfois la sagesse d’un seul, et que la sagesse n’est souvent que la folie du grand nombre... Sage ou fou, le ministre prussien emportait de Biarritz une chose précieuse, inestimable : la neutralité bienveillante de la France. Cette neutralité n’était pas néanmoins à l’épreuve de tout accident; de bienveillante, elle pouvait devenir par degré attentive et alarmée, se changer même en hostilité déclarée à mesure que s’accentueraient les succès des armes prussiennes. Le tout était donc de ne pas laisser à cette neutralité le temps d’opérer ces changemens immanquables, le tout était de faire vite et bien, de frapper dès le début un coup qui dictât la paix: à Vienne et le respect à Paris : la victoire n’était qu’à ce prix! Or à cet égard le général Moltke n’avait cessé de donner les assurances les plus positives : les étapes en Bohême sont toutes marquées, et le fusil à aiguille