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qu’un homme si bien doué se résignât à mourir tout vif. Quelques efforts qu’il fit pour prouver son indifférence, je ne le croyais pas sincèrement détaché de la gloire.

Sa. maison fut ouverte à tout ce qui portait un nom dans les arts ou dans les lettres ; il donna d’excellents dîners et des soirées où l’on dépensait l’esprit sans compter. Deux ou trois fois, après certaines passes brillantes où il avait tenu le jeu contre Méry, Gozlan et les Dumas, je vis ses yeux s’illuminer d’orgueil. Il semblait dire : « Si je voulais ! » Mais presque au même instant un nuage passait sur son beau front, et me rappelait que le pauvre homme avait abdiqué le droit de vouloir.

Pour le monde qui s’arrête à la surface des choses, Étienne s’amusait follement. Il était de tous les écots avec Hortense. Ils ne manquèrent pas un des bals officiels, qui furent nombreux cet hiver-là. Les invitations pleuvaient chez eux, ils paraissaient dans trois ou quatre salons le même soir ; les théâtres leur envoyaient des loges, leurs domestiques furent malades d’une indigestion de concerts.

Je me souviens d’avoir vu derrière eux la première représentation d’une œuvre d’Augier. Il riait, il admirait, il applaudissait et il souffrait. « C’est la vraie comédie, disait-il, la comédie satirique. Quels coups de dents ! cela emporte le morceau. Cependant je rêve encore autre chose, et si jamais l’occasion… mais où donc ai-je la tète ? Il s’agit bien de moi en vérité ! »

Quelques directeurs, alléchés par les on-dit de journal, vinrent lui proposer des traités magnifiques : les chefs-d’œuvre étaient déjà moins offerts que demandés sur la place de Paris. Il se fâcha comme un grand épicier retiré des affaires à qui l’on viendrait demander un sou de poivre dans son château. Je ne sais plus quel impresario disait en sortant de chez Étienne : « On prétend que l’air de la province est calmant, et je viens de voir un garçon qui est devenu nerveux comme une guitare à force de planter des choux. » Il défendit longtemps sa porte à Bondidier, son éditeur, qu’il estimait de vieille date et qui lui devait de l’argent. « Si je le reçois, pensa-t-il, il me parlera de mes livres, et peut-être va-t-il m’apprendre qu’on ne les lit plus à Paris. »

A toute fin pourtant, il rendît une visite au digne homme, qui s’était dérangé plus de dix fois sans le joindre. M. Bondidier lui compta une somme importante, mais sans dissimuler que la vente allait décroissant. « C’est une loi que tous mes confrères ont observée ; on délaisse insensiblement les auteurs qui s’abandonnent eux-mêmes ; on lit de moins en moins celui qui n’écrit plus. Tant que vous travaillez, chaque publication fait connaître ses aînées ; on a vu tout un fond de livres invendables, condamnés au rabais, menacés