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— Mais non ! Vous voyez bien que je suis agacé, et, si vous aviez le cœur juste, vous vous rappelleriez tout ce que nous avons fait pour vous, de notre plein gré, et vous diriez un mot, un seul mot qui me mit à mon aise.

— Vous reconnaissez donc que j’ai le droit de garder votre parole ou de vous la rendre ?

— Non !

— Très-bien.

— Mais si j’en convenais ?

— Vous me mettriez dans l’alternative ou de vous affliger, ou de prendre sur moi la responsabilité d’une publication contraire à mes idées, nuisible aux mœurs, irrespectueuse à coup sûr pour les majestés du ciel et de la terre. C’est pourquoi, cher monsieur, vous ferez bien de ne consulter que vous— même. Je n’ai aucun moyen de vous contraindre ; si le serment que vous avez prêté devant moi vous parait incommode aujourd’hui, vous pouvez le violer impunément et même avec quelque profit et quelque gloire mondaine. »

Étienne était exaspéré. Il aborda de cent côtés cet être fugitif, insaisissable et mou ; ni les bons procédés, ni les prières, ni les raisons ne purent l’entamer. Il usait sa vigueur contre cette inertie, comme les chevaliers des légendes se fatiguent à pourfendre un fantôme blafard. Cependant il acheva son livre.

Cela prit un peu plus de temps qu’il ne pensait Le premier mot datait du 17 mars, le point final fut mis le 3 septembre. On en reçut la nouvelle à Paris ; et les journaux bien informés annoncèrent que Jean Moreau était sous presse, quoique le manuscrit fut encore à Bellombre.

Dans le cours de l’été, Célestin avait failli mourir d’une bronchite, et quelqu’un s’était intéressé cordialement aux progrès de la maladie ; mais le maudit vieillard guérit et ne s’assouplit point. Lorsqu’Étienne reconnut que la mort ne voulait pas venir à son aide, il demanda l’appui de Mme Bersac, il implora la femme à barbe en faveur du pauvre Jean Moreau. Célestin parut s’adoucir, il promit d’autoriser l’impression, si le livre était lu, expurgé et visé par six personnes recommandables qu’il se réservait de choisir. C’était le rétablissement de la censure, ni plus ni moins. L’auteur pouffa de rire, et la négociation en resta là.

Le plus beau jour de la vie d’Hortense fut le jour où son cher mari, après avoir relu Jean Moreau d’un bout à l’autre et fait les dernières corrections, lui mit le manuscrit entre les mains et lui dit : « Chère enfant, voilà le meilleur de mon esprit. J’écrirai sans doute autre chose, mais je ne me sens pas capable de mieux. Prends ce livre, je ne te le donne pas, car il était à toi avant de naître ; je te dois le loisir et le bonheur dont il est fait. »