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gions qui s’éloignent le plus du centre de la vision directe, la sensibilité au rouge est tout à fait anéantie ; on ne peut plus voir le rouge indirectement, quand on voit encore très bien le vert. Regardez, par exemple, indirectement un plant de géranium avec ses fleurs rouges : tournez-vous lentement de façon que la vision devienne de plus en plus oblique. Il arrivera un moment où les taches rouges des fleurs disparaîtront, et où cependant vous continuerez d’apercevoir l’ensemble, les contours mêmes de la plante verte. C’est parce que le centre seul de la rétine est très sensible au rouge que les appartemens tendus de cette couleur semblent si difficiles à éclairer : on n’y voit jamais qu’une zone très brillante qui s’entoure aux extrémités du champ de la vision d’une grande obscurité.

Les images à travers lesquelles nous apercevons le monde externe ne sont pas, en somme, des signes constans; ces apparences se transforment à chaque instant, car sans cesse la lumière change d’intensité, les objets se déplacent et leurs couleurs s’altèrent sur des fonds et dans des milieux nouveaux, enfin l’irritabilité de la rétine est telle que deux impressions successives causées par le même corps ne peuvent être absolument identiques. Quand nous regardons les tableaux de la nature, c’est comme si nous lisions dans un livre où les caractères changeraient incessamment de grandeur et de couleur. Cela ne nous empêcherait point de trouver un sens aux mots et aux pensées. Les caprices de nos impressions ne sont pas si étranges, si incohérens, si désordonnés, que les images du monde ne laissent à notre esprit qu’une sensation confuse; nous réussissons fort bien à reconnaître les corps, nous y saisissons une foule innombrable de détails; les sensations ont une merveilleuse netteté qui contraste avec la nature fugace des impressions. Nous reconnaissons au bout de quelques années telle figure que nous n’avons vue qu’une fois. Certains tableaux impriment au fond de notre cerveau comme une inaltérable photographie. L’œil s’instruit, il apprend sans cesse, il recueille des trésors toujours nouveaux dans la nature.

Nous arrivons ici au problème le plus délicat de la sensation visuelle : l’œil n’apprécie pas seulement les couleurs et les gradations de lumière, il plonge au-dessous du tableau de l’image pour saisir les distances et les formes, il sonde l’espace. Comment cela peut-il se faire? Par quel procédé allons-nous au-delà de l’image rétinienne jusqu’aux choses elles-mêmes qui la produisent? Quel correspondance peut s’établir entre le cerveau et les points lumineux? Comment arrivons-nous à avoir une conception des distances qui séparent du foyer commun des sensations les objets mêmes de ces sensations? Ces questions ont de tout temps embarrassé la science;